Chronique

Chronique de Bernard Magnier - Source CEC -

Né en 1965 sur ce "confetti de l'empire" alors nommé Côte française des Somalis puis Territoire Français des Afars et des Issas, avant de devenir, en 1977, la République de Djibouti, Abdourahman Waberi a l'assurance timide et la détermination tranquille des pionniers. Issu d'un peuple cerné au plus près par ses "grands" voisins érythréen, éthiopien et somalien, oublié dans le meilleur des cas, méprisé ou lassé d'être observé par la lorgnette de nombreux, célèbres et parfois talentueux "hôtes de passage", il a choisi de dire et d'inscrire au monde son "petit pays".

Il le fit tout d'abord avec Le Pays sans ombre en 1994 et Cahier nomade en 1996, deux recueils de textes courts, comme autant de touches pointillistes permettant de dresser une fresque impressionniste de ce morceau de terre de la Corne de l'Afrique. Abdourahman Waberi traque la réalité du quotidien avant d'évoquer les soubresauts de son immédiate
actualité. Sa vision est sans concession pour sa terre, bien que le regard poétique ait  tendance à prendre le dessus sur la critique sociale et politique, comme ce fut également le cas dans les textes accompagnant le livre de photographies, publié sous le titre L’œil nomade. 

En 1997, avec son premier roman, Balbala, qui emprunte son titre à un bidonville des faubourgs de la capitale, le romancier s'est engagé dans une voie plus immédiatement militante en proposant les "aventures" politico-amoureuses d'un "quatuor de Djibouti" à la destinée tumultueuse et conflictuelle avec les autorités. Il y a là, Waïs, le marathonien, "héros de la Nation"; Anab, sa sœur la "femme-fruit, fleur de bidonville", compagne de Yonis le médecin et, enfin, Dylleyta le poète fonctionnaire. Tous quatre se heurtent aux douleurs de la vie et à l'oppression politique qui sévit dans le pays, "quatre cavaliers d'une dérisoire apocalypse" emportés dans l'impétuosité et la générosité de leur jeunesse brisée par l'intolérance et la répression. Ils se heurteront à la corruption et à la bêtise, et la suffisance des nantis et le népotisme régnant auront raison de leur fougue.
 
Ce premier roman garde les ingrédients qui ont fait le charme de l'écriture d'Abdourahman Waberi qui, depuis, a poursuivi son oeuvre avec un recueil de textes écrits à la suite de son séjour au Rwanda après le génocide (Moisson de crânes), un recueil de poèmes (Les Nomades mes frères vont boire à la grande Ourse), un album pour enfants (Bouh et la vache magique) et avec des "variations romanesques" (Rift routes rails) et un roman (Transit), deux textes au cœur desquels la migration et l'errance sont à l'origine et à l'issue de toutes les destinées.

Depuis son éloignement de sa terre natale vers la Normandie (un exil "provisoirement définitif" aime-t-il à préciser), l'écrivain sait éviter, avec efficacité, les pièges et les travers de la critique distante et revancharde, les excès du pamphlet et l'évocation contemplative et béate
des nostalgies. Grand lecteur – un exercice qu'il pratique dans plusieurs langues et dont il aime laisser quelques traces dans ses livres –, Abdourahman Waberi joue des mots et de leur pouvoir, avec gravité et malice, usant volontiers de la citation explicite ou de la référence complice, et promenant un regard pertinent, amusé et intelligemment curieux, sur le monde, ses bruissements et ses douleurs.