Chronique

Chronique de Bernard Magnier - Source CEC -

Résumé: Loin des amours enfantines de son premier roman, "Un Papillon dans la cité", ou de la tendresse grand-maternelle de "L’Exil selon Julia", Gisèle Pineau retrouve avec "Chair Piment", son cinquième roman, publié en 2002, une partie des démons qui hantaient le quotidien des personnages de "L’Espérance-macadam" ou de "La grande drive des esprits". Sous ce titre, aux multiples résonances, la romancière guadeloupéenne nous plonge dans les abîmes de la mémoire troublée, des douleurs vengeresses et des secrets familiaux enfouis.

Mina vit à Paris et brise sa solitude de quelques amours éphémères, de quelques rencontres, de quelques hommes qu’elle choisit “comme des légumes aux étals des commerçants”. Sa vie est aussi ponctuée par les apparitions régulières du fantôme de sa sœur, Rosalia, jadis disparue dans un incendie et qui ne cesse de la hanter dans ses instants les plus intimes. Toutes deux sont les enfants de Melchior, nées de son second mariage avec Médée. Elles ont une sœur aînée, Olga, fille du premier mariage de Melchior avec Marie-Perle et auprès de qui Mina trouvera refuge à Paris. Les deux épouses de Melchior sont décédées, la première noyée, la seconde écrasée par un camion et Rosalia est une enfant mal née, “une enfant au crâne déformé, qui vint au monde sans pousser le moindre cri, à moitié étranglée par le cordon de sa mère. Un cordon long, très long, plus long que la normale. Et vert, le cordon. Vert plus que vert. Verdâtre. Puant. En putréfaction”...

Ainsi donc la mort rôde autour de cette famille dont la destinée n’a cessé d’être meurtrie par les drames et les déraisons. Mina, en quête de ses lourds secrets, effectue un retour en Guadeloupe, telle une plongée dans les enfers du souvenir, dans les tréfonds d’une mémoire aigrie, au cœur d’un monde qu’un passé vient tout-à-coup rattraper par delà le temps et les distances. Et il faudra attendre les ultimes pages pour que les confidences d’une aïeule viennent livrer leur part de rancœur et de déraison, dans ce village de Piment, le bien nommé, qui offre à la romancière une polysémie de bon aloi pour son titre.

Dans cette intrigue, deux autres personnages vont être tout à la fois les doubles et les révélateurs complices du drame de Mina. Victor et Bénédicte se sont connus à l’hôpital psychiatrique d’Esquirol et ont, eux aussi, leur part de ténèbres. Victor a décidé de venir en Guadeloupe sur la trace de ses propres démons. Les uns et les autres croiseront leurs routes et leurs destins dans une même fratrie du désespoir et des folies partagées. Ainsi d’Esquirol jusqu’à Piment, de Paris à l’île de la Guadeloupe, ce sont les mêmes ombres qui surgissent et cohabitent dans le destin de personnages troublés, blessés à vie (comme on aurait pu dire blessés à mort) par une douleur initiale, une cicatrice d’enfance (parfois au-delà) jamais soignée et qui, plusieurs années plus tard, recommence à suinter et tarauder le quotidien.
De querelles en désamours, d’incestes en rivalités sourdes ou explicites, les vengeances vont bon train et alimentent la vie par delà l’océan, jusqu’à cette sorte de conseil de famille final durant lequel les vérités sortent de la bouche de ceux qui sont encore de ce monde, libérant ainsi leur conscience mais aussi et surtout rendant, à ceux qui ont survécu, une parcelle d’espoir pour un lendemain apaisé.

Avec "Chair piment", Gisèle Pineau va au cœur des blessures, au plus profond de l’intime et du mal être, dans les interstices d’un monde où la folie et la mort se côtoient et offrent une troublante fratrie par delà les générations et les distances de l’exil. Un roman âpre et violent, sans concession ni complaisance mais dans lequel la brutalité sourde de l’humain trouve un miroir à sa juste démesure.