Chronique

La formation paradoxale d’un écrivain

une chronique de Yves Chemla - source: CEC


Maudite éducation : il n’est pas banal, en fait, que soit jeté l’anathème sur cet effort contre l’abrutissement et qui est l’objet de tant d’investissement en Haïti. On peut en effet interpréter l’imprécation du titre du roman de Gary Victor à des degrés divers. Soit il s’agit de l’extension la plus large du substantif, mais alors c’est tout le roman lui-même qui est emporté dans l’imprécation ; soit l’extension est contingente à ce qui a été transmis au personnage de Carl, mais alors le roman ouvre alors un paradoxe que le lecteur ne peut résoudre qu’au prix de nombreuses acrobaties, puisque cette éducation contient en elle-même sa propre critique. Il s’agit donc d’un signal, comme le propose souvent Gary Victor, pour ouvrir sur un au delà de l’évidence.


Publié en 2012 aux Éditions Philippe Rey, ce roman joue sans cesse avec le montage du pacte autobiographique. Les lecteurs familiers de l’œuvre de Gary Victor reconnaîtront par exemple dans les premiers essais de fiction du héros Carl la trame de ce qui deviendra La Piste des Sortilèges. D’autres œuvres apparaissent en filigrane. Mais aussi le temps pendant lequel se déroule cette histoire si trouble est aussi celui de l’adolescence de l’auteur. C’est là un jeu, un ancrage dans une réalité haïtienne désormais balisée par ce qu’en racontent les livres. Autre signal, alors. S’agirait-il alors d’un règlement de compte ? Avançant en âge, l’auteur ferait le point sur une histoire personnelle dont il saisit désormais les tenants et les aboutissants.


Mais le romancier est maître de ces figures : il précède en fait toujours le regard de son lecteur, et qui anime le texte par des effets d’attente. Les histoires rapportées se répondent les unes les autres, dessinant une constellation du sens qui, elle, n’est pas contingente aux personnages qui les vivent. Elles participent en revanche d’une économie narrative particulièrement assurée de ses effets d’attente.


Le jeune Carl est élevé dans une famille de la classe moyenne port-au-princienne, par des parents présentés comme aimants. Le père, féru de sociologie, écrit parfois les discours de notabilités politiques. Il est parvenu à ne pas se retrouver broyé par le régime Duvalier, à l’égard duquel ses paroles critiques demeurent mesurées, même s’il est capable d’actions décisives, comme par exemple dans l’école où il enseigne. Carl est assoiffé de lecture et  parvient à trouver la clé de la pièce dans laquelle son père resserre ses livres. Surpris au milieu d’émois autoérotiques par son père, rentré un jour plus tôt que d’habitude, il se met à fréquenter la nuit les prostituées du bas de la ville, dans le bidonville de Nan Palmis. Lors d’un échange épistolaire sous forme de jeu, avec une jeune femme au pseudonyme de Cœur Qui Saigne, le Furet, nom de plume de Carl, construit par les mots une image de lui dont il sait qu’elle ne correspond que lointainement à ce qu’il croit être sa propre personne. La rencontre avec la jeune femme est un double fiasco : elle est belle au point de le laisser sans voix, réveillant en lui la timidité maladive et l’angoisse du regard parental en surplomb, mais aussi, il est affecté d’une blennorragie contractée lors de ses rencontres nocturnes. L’image de soi en prend en coup, d’autant que la réprobation paternelle, sur le ton de la moralisation, jointe à l’opprobre de l’onanisme, réveille en lui des angoisses enfantines, qu’alimente le père au nom toujours d’une morale rigide. C’est le point de départ d’une tragédie qui traverse alors toute son existence d’adulte. Il retrouve des années plus tard Cœur Qui Saigne, mais sera dans un premier temps incapable encore de se tenir face à elle, l’appelant en revanche dans son imaginaire onaniste. Leurs derniers échanges, après une rencontre surprenante lors d’une cérémonie à l’intérieur d’une société secrète et maléfique, seront propices à la déclaration de la passion, mais celle-ci ne pourra s’accomplir.


Le roman se construit à la façon d’une montée tragique, et qui noue dans un même mouvement les codes d’une société rigidifiée au point de ne pas se défaire d’une cruauté séculaire dans les rapports sociaux, un désastre politique que personne ne parvient à enrayer et qui semble consubstantiel à la nature même de la société, la transmission à la fois culturelle, identitaire et affective prise en charge par les parents et par les rencontres, les histoires qui survivent à l’oubli, et qui maillent le réel d’un espace, qui, contrairement aux allégations récurrentes de son inexistence, fait montre alors d’une densité certaine. Pour Carl, ce qui importe alors dans le retour narratif est bien la construction d’un schéma identitaire ancré dans l’intime. Le monde des essences vaut d’abord comme l’accomplissement d’un projet sans cesse renouvelé, malgré toutes les résistances et les opacités consécutives au repli identitaire le plus grossier. Ce qu’accomplit ici le romancier Gary Victor, est le suivi du chemin déjà ouvert dans La Piste des sortilèges, mais cette fois, d’une autre façon, et pour une autre personne : la figure du père est ici en jeu, et l’accompagnement est bien la tâche à laquelle se soumet un fils aimant, et qui, malgré les freins et les résistances, en particulier posés par ce père, malgré les errances de ce dernier en matière éducative, parvient aussi à assumer son propre destin : devenir écrivain. Et pas n’importe lequel : grand écrivain.


C’est donc l’histoire d’une ambition qui est centrale dans le roman de Gary Victor. Chaque récit qui vient à la fois trouer la ligne directrice et en quelque sorte affermir le projet est aussi une épreuve dans la montée vers l’accomplissement. L’ensemble vient alors redoubler le projet manifeste. Mais ces histoires en général scabreuses – Histoire de Madeleine, pute du bord de mer, telle que racontée une nuit de pluie de juillet ; Histoire d’Adélaïde et du sexe couleuvre ; Histoire d’Orisna –, Carl n’en est pas l’auteur, mais celui qui par l’écriture en assure la circulation et aussi la mémoire. Les trois histoires tracent les contours justement du métier, viennent comme annoncer le destin de l’écrivain, et celui du journaliste qui exerce sa plume à réaffirmer son regard critique. Elles porte avec elles les flots de la triple frustration : sociale, affective, spirituelle. Le lien entre les trois demeure bien la force du désir, une sexualité qui emporte et qui draine avec elle les flots de l’imaginaire et qui amène alors le destinataire de ces récits au plus près de la zone d’ombre qui échappe alors à toute parole. Ainsi la narratrice de l’histoire d’Orisna conclut-elle : « Parfois, il vaut mieux qu’on ne sache pas où finit le rêve et où commence la réalité, si on veut marcher la tête droite sur la terre bénie ». Mais est-il avéré que cette terre le soit ? Ces trois histoires viennent aussi ponctuer celle que Carl écrit maladroitement avec Cœur Qui Saigne, et qui sous couvert d’une correspondance intime apparaît progressivement comme justement un espace de création, là où se noue à la fois l’intime et la sortie de soi : « Ce qui lui avait plu en vous, c’est l’énergie que vous mettiez à vous faire passer pour ce que vous n’étiez pas », lui dévoile alors Roberta, un temps l’intermédiaire entre la jeune femme mystérieuse et lui.


Or c’est sans doute par là que le roman fait sens, puisque c’est précisément dans l’inversion manifeste de cette posture littéraire que se déplie le roman lui-même, qui s’ouvre sur une scène particulièrement scabreuse, et qui rappelle une scène équivalente du roman de Jacques Stephen Alexis, Compère général Soleil, et qui se déroule dans les mêmes lieux, le bidonville de Nan Palmis où Hilarius Hilarion après une bamboche carnavalesque se réveille dans les bras d’une prostituée. Le récit appuyé des pratiques autoérotiques participe aussi de cette esthétique du dévoilement, qui va à l’encontre de celle de la dissimulation à l’œuvre dans la correspondance, même si, justement, la montée de celle-ci évoque l’entrée progressive dans le récit de l’intime. Mais pour Furet, pour celui qui passe ses moments domestiques  à « fureter » dans les affaires de son père pour retrouver la clé de la bibliothèque dont les livres sont propices au montage de l’imaginaire onaniste, c’est précisément sur le seuil de cette sexualité que s’arrête la confidence : point ne saurait être question de cet « univers de masturbateur », des mendiantes prostituées et de la blennorragie subséquente. Le texte présente ainsi l’avers et le revers de l’intime, plaçant délibérément le narrataire dans une position qui n’est pas celle de la correspondante. C’est par cette progressive prise de conscience du détachement qu’impose la pratique rigoureuse de l’écriture que Carl construit cette fois sa propre figure d’écrivain.


On sera par exemple sensible à toutes les inversions dont le texte fait jeu : ainsi la fameuse clé que Carl ne retrouve pas devient un talisman offert par la mère et dont le fils fait offrande au père lors de ses derniers moments ; le père qui était une figure du surmoi devient un être de proximité et une aide précieuse à la carrière du fils, comme un être aimé par ce même fils, qui ne juge pas les frasques de ce père. La mère, considérée par le père, qui ne goûte pas la fiction, comme pourvoyeuse de sous-littérature est aussi la première lectrice des textes de son fils. Sur le plan du quotidien, et de l’inscription des êtres et des situations dans une géographie haïtienne abondamment marquée par la souillure, si la famille de Carl sait s’en tenir à distance, il revient à Carl lui-même d’en faire l’expérience, au plus près, par la rencontre salvatrice un temps d’un macoute violeur d’enfants, par l’errance dans les rues la nuit, par la provocation que constitue un moment amoureux avec Cœur Qui Saigne, la nuit, aux abords des lieux de pouvoir, dans une ville en proie au banditisme. Il est aussi des moments particuliers qui nomme à la fois le sentiment de la merveille, fût-ce dans la souillure, et le sentiment aigu de faire partie de cet univers de référence objet de « répulsion ». Par exemple, lorsque Carl, sur les instances du compère de sa mère assiste à une cérémonie de la société secrète des champwèl. La description se veut précise, quasi ethnographique, mais avant tout politique, car ces sociétés sant autant de lieux de pouvoir en Haïti. Mais c’est bien au centre de cette cérémonie qu’il renoue pour la première fois avec Cœur Qui Saigne, qui ne s’est manifestée jusqu’à présent que comme la démarche particulière des talons aiguilles sur le sol carrelé des toilettes de la bibliothèque tenue par des religieux dans lequel son père l’amène pour qu’il puisse parfaire sa connaissance de la littérature. Au passage, on se rappellera que les talons aiguilles de la mère participent aussi de cet érotisme qui a assuré son emprise sur son existence d’érotomane. C’est bien la richesse et la force de l’écriture de Gary Victor de tracer ces perspectives, et de mettre en évidence ces linéaments par lesquels se nouent et se dénouent les éléments constitutifs de l’imaginaire.


Le personnage de Carl en est redevable, puisque la figure de l’angoisse enfantine de l’oiseau de proie qui enlève le poussin pour le dévorer revient avec insistance, après la parole paternelle, dans le monde des rêves. L’un d’entre eux rythme de loin en loin la progression de l’histoire avant d’en constituer le matériau lui-même, une fois le désastre affectif en cours de dénouement. Le commentaire sur la fonction du rêve devient aussi le lieu d’une mise en abyme à la fois ironique, car elle anticipe le travail du critique, et sévère, puisqu’elle fait référence à ce qui est en général tenu pour un des éléments fondamentaux de l’imaginaire haïtien, son onirisme forcené, parfois. Et il n’est pas fortuit, non plus, que cette précaution soit inscrite dans une parole rapportée du père : « ‘Malheur au pays dont le prince mérite les rêves.’ Mon père, cependant, reconnaissait que chez nous l’imaginaire garrotait l’intelligence. Il soutenait toutefois que le rêve avait une fonction salvatrice en reliant des pans entiers de la réalité et de l’imaginaire. C’était pour lui les interprétations qui prêtaient à confusion, surtout que celles-ci n’étaient jamais neutres, souvent construites à partir des désirs de l’individu, de ses frustrations et de ses peurs souvent inavouées ». Voici bien une précaution destinée d’abord au commentateur de l’œuvre ! Mais pour l’auteur, la figure qui se dessine alors est que le rêve ouvre lui-même par une porte invisible, une rue secrète et inaperçue du plus grand nombre sur la tectonique de cette géographie invisible de l’île, une sorte d’au-delà de la souillure, une « fosse des âmes », depuis les premières traces de cette histoire désastreuse, et bien avant la lumière temporaire de l’Indépendance et de la Révolution. Mais le rêve n’est pas la seule forme qui donne accès à la force du signe. Carl ne verse pas dans l’onirisme débridé. Il faut aiguiser la perception, vérifier les intuitions : les champwèl ne volent pas – on s’en doutait -, mais l’homme au sexe de couleuvre existe. Le pervers assassin croupit depuis toute une éternité emmuré vivant dans un cul de basse fosse, par l’action vengeresse d’un officier de police nommé Pierre-l’Ange, figure ambivalente, bras de la vengeance et lui-même offert à la nemesis. Depuis la mort de son père, Carl mesure la distance entre l’hôpital dénué de service d’urgence, cause indirecte du décès, et le bureau présidentiel, bornoyant régulièrement, dès que la réalité échappe à toute prise rationnelle, cette figure du mal : 333 mètres, la moitié du chiffre de la Bête. Car il est sans doute vrai que « la perception qu’on a d’une chose, d’un phénomène, façonne l’explication qu’on lui donne ». Une autre mise en abyme, mais cette fois de l’œuvre même de l’écrivain Gary Victor, agit comme un clignotement, dans cette économie narrative : la description de la fresque au centre du bidonville de Jalousie.


Ce roman qui raconte l’existence d’un écrivain en devenir puis accompli, presque, est enfin une histoire de lectures, même si leur déroulement est surprenant : le père enjoint la connaissance des auteurs classiques haïtiens, et Carl, emporté par ses propres désirs semble ne jamais en mesure de terminer les textes, au point que le père, fasciné par les reformulations critiques et imaginaires de Carl, se décide lui-même à les lire. Il découvre le pot-aux-roses, mais aussi que l’imaginaire de son fils est bien plus riche que l’existant. Il ne s’en ouvre qu’à sa femme, n’en faisant pas reproche à Carl, qui n’est plus bridé, parvenu à entrer résolument en lui-même. On y verra ici l’accomplissement même du devenir de l’écrivain, qui s’extrait de la révérence des aînés comme du psittacisme en général inhérent à celle-là. C’est peu de reconnaître alors qu’une éducation réussie est bien celle qui rend possible l’imprécation contre les codes qu’elle s’est évertuée à transmettre. Gary Victor rappelle à qui veut bien l’entendre le devoir humain de l’insoumission, mais qui ne fait sens que pour ceux qui en connaissent le revers. Comme les médaillons que portent les gens autour du cou.