Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - Source CEC -

Résumé: Sur décision des autorités, les mendiants d'une grande ville africaine sont traqués, battus, embarqués sur des camions et abandonnés à deux cents kilomètres de l'agglomération. Obstinément, ceux-ci reviennent, mais finissent par se lasser. Alors, ils décident de changer de stratégie. Forts de l'injonction du Prophète de venir en aide aux plus démunis sous peine, pour les nantis, de voir s'étioler leur prospérité, les mendiants s'organisent pour ne plus se rendre sur leur "lieu de travail". Désormais, ce sont les riches qui défilent à leur refuge pour les combler de toutes sortes de présents…

"La grève des Bàttu" relate la tragédie que vivent les mendiants d'une grande "Ville" africaine (sans doute sénégalaise). Suivant en cela les instructions de son ministère de tutelle, Mour Ndiaye, le Directeur du Service public de salubrité, a confié à son adjoint Kéba Dabo la mission de "procéder aux désencombrements humains". En clair : de "nettoyer" la ville de tous ses mendiants.

Kéba Dabo est un travailleur acharné et zélé. En quelques jours, la Ville est "propre". Agressés, battus, violentés, les mendiants ont été régulièrement jetés à bord de camions qui les abandonnaient à plus de deux cents kilomètres de la Ville. Leur obstination à regagner leur "lieu de travail" tiédit de jour en jour. De guerre lasse, ils finissent par se terrer chez Salla Niang, une de leurs congénères résidant dans une lointaine banlieue.

Mour Ndiaye est un de ces arrivistes qui pullulent dans les allées du pouvoir en Afrique. Bientôt, son nom est sur toutes les lèvres car il est l'homme qui a réussi à jeter un voile pudique sur le visage le plus criant de la misère. Ainsi qu'il l'explique lui-même, la mendicité est "une plaie que l'on doit cacher, en tout cas, dans la Ville. Cette année le nombre de touristes a nettement baissé par rapport à l'année dernière". Le nom de Mour Ndiaye est même cité pour le tout nouveau poste de Vice-Président de la République. D'ailleurs, Serigne Birama, son marabout favori, n'a-t-il pas confirmé ce fabuleux destin ?
A quelques kilomètres de la Ville, les mendiants font le point sur leur situation. Elle est catastrophique car l'accès à leur seul gagne-pain leur est désormais interdit. Les visages sont sombres. Ça et là, la colère gronde. C'est alors que Nguirane Sarr, un aveugle sérieusement malmené lors d'une rafle, lance une idée géniale : "Ecoutez, on peut bien s'organiser. (…) ces brutes qui nous raflent et nous battent (…) ont besoin de donner la charité parce qu'ils ont besoin de nos prières. (…) Vous croyez que les gens donnent par gentillesse ? Non, mais par instinct de conservation".
Sitôt dit, sitôt fait. Les mendiants décident d'attendre tranquillement l'obole dans la vaste cour de Salla Niang. Le prophète Mahomet n'a-t-il pas fait de la charité aux pauvres le chemin le plus direct vers la prospérité des affaires et des carrières ? Et le stratagème fonctionne de manière parfaite ! A peine les nantis de la Ville ont-ils localisé le refuge des mendiants qu'ils défilent du matin au soir, les couvrant de cadeaux et rivalisant de générosité.
Le sommet du grotesque est atteint lorsque, sur instruction impérative d'un célèbre marabout, Mour Ndiaye en personne se voit obligé de préparer une aumône spéciale pour les mendiants, sous peine de passer à côté de la Vice-Présidence… Le voilà donc en quête de la désormais célèbre concession de Salla Niang pour prier les mendiants de regagner leur "lieu de travail" habituel afin qu'il puisse s'acquitter de ses obligations sociales et religieuses. Malgré les promesses de Salla Niang, aucun mendiant ne bouge. A bord de sa camionnette remplie de la meilleure viande de la Ville, Mour Ndiaye sillonne en vain les rues si nettes, si propres… Quelques jours plus tard, la radio annonce le nom du nouveau Vice-Président de la République. Ce n'est pas Mour Ndiaye…

"La grève des Bàttu" est le deuxième roman de Aminata Sow Fall. Celle-ci est née en 1941 au Sénégal. Après des études secondaires et supérieures à Dakar, elle se rend à la Sorbonne, à Paris, où elle obtient sa licence en lettres. Fondatrice de nombreuses associations culturelles, elle travaille actuellement à la Commission de la réforme de l'enseignement du français, au Sénégal.
A travers cette grève imaginaire, Aminata Sow Fall, pose le problème majeur de l'Afrique moderne : la marginalisation et l'exclusion. Déchirée entre les valeurs traditionnelles de solidarité et les valeurs modernes d'individualisme qui exacerbent les ambitions personnelles, l'Afrique est à la croisée des chemins. L'échec fondamental étant celui de promouvoir une organisation sociale qui puisse offrir à chacun la possibilité de travailler et de vivre décemment. Au contraire, le fossé social se creuse grâce à des stratégies de favoritisme et de clientélisme qui minent la rationalisation des nouvelles structures socio-économiques.
Par-delà cette fracture sociale, le texte de Sow Fall est une sonnette d'alarme contre l'arrogance des nouveaux dirigeants africains, dont l'incurie fait le lit de l'instabilité politique permanente que connaît ce continent.
Des figures inoubliables surgissent de cette intrigue allégorique et poignante : Salla Niang, la "noble" mendiante qui accueille et nourrit les autres malheureux ; Nguirane Sarr qui, malgré sa cécité et ses blessures, reste fier et digne devant l'adversité. En face d'eux, l'ambition imbécile de Mour Ndiaye et la rigidité faussement morale de Kéba Dabo.
Le style est enlevé, les descriptions abondantes et pittoresques, les dialogues vifs et colorés par des locutions locales. Ce sont sans doute ces qualités qui ont valu à ce texte d'être nominé pour le Goncourt.