Ananda Devi, ou le charme cruel

{ 10-01-2014 - Maurice }

Une série d’ « AUTOPORTRAITS EN MIROIR » où les écrivains vous proposent de partager leurs complicités littéraires, leurs amitiés, ou tout simplement une envie de faire découvrir un livre, une oeuvre, une personnalité littéraire.

C’est Sami Tchak qui a accepté de se livrer en tout premier lieu à cet exercice. Découvrez ce texte toute en finesse d’un grand admirateur d’Ananda Devi.

Ananda Devi, ou le charme cruel

Par Sami Tchak

Sur son site personnel, elle se présente : « Écrivain née à l’île Maurice le 23 mars 1957. Publie son premier recueil de nouvelles à l’âge de 19 ans. » Donc, écrit depuis l’adolescence. Ananda Devi, c’est d’abord une plume, mais aussi une image : souvent, pour les événements littéraires, elle est en sari. Cependant, cette Mauricienne, qui vit à en France et travaille en Suisse, aspire à disparaître au profit de l’essentiel d’elle-même : ses nouvelles, ses poèmes, ses romans, donc ses personnages. Car c’est à eux qu’elle lègue le pouvoir de briser l’apparence de la femme qu’elle présente. Dans un entretien que j’avais eu avec elle, à ma question : « Ananda Devi, la douce révoltée ? », elle me donna cette réponse qui résume à la fois son œuvre et elle-même en tant que complexité humaine : « Suis-je vraiment douce ? C’est ainsi que l’on me voit, mais je ne le suis pas. Sinon, comment écrirais-je des choses aussi terribles ? Je suis en contradiction avec moi-même, la façade trop polie, l’instinct de protection que je suscite chez les autres, et, tout le temps, j’ai envie de dire, ne regardez pas cette surface, regardez tout ce que fustigent mes livres, combien riche est leur rage, c’est ça mon vrai visage, et c’est ça ma part vitale, la seule chose qui vaille la peine d’être connue, il n’y a pas de douceur dans ma révolte, au contraire, je pourrais peut-être tuer de mes propres mains s’il le fallait, je tuerais en pleurant, certes, mais je tuerais quand même ! »

C’est surtout avec Soupir, son roman paru en 2002 que l’on peut mieux cerner son univers, tel qu’elle le construit depuis des décennies, un univers d’une cohérence implacable où l’amour et le sexe ouvrent toujours les vannes derrière lesquelles la folie s’impatiente. Ainsi, Corinne qui, dans Soupir, cherche Louis Bienvenue : « Si tu le vois, dis-lui que je le trouverai. Dis-lui que je l’aime toujours, mais qu’il me faut le tuer. Pardon. » La relation intime renvoie à la solitude, dévoile l’impossible communication entre les êtres. Le monde dévien, c’est le monde de la beauté douloureuse, des douceurs amères, de l’amour surchargé de haine, des corps maudits qui se cherchent eux-mêmes tout en cherchant les autres pour des unions fatales. On s’y introduit comme dans une forêt mystérieuse, en suivant des pistes entortillées, à la recherche d’une essence incertaine. On met du temps à s’apercevoir qu’il n’y a pas de chemin, qu’on ne peut avancer, qu’en fait, sur les pistes d’Ananda Devi, le lecteur va à la rencontre de sa propre solitude, que les fragments de destins qu’il tente de reconstituer comme dans un puzzle existentiel constituent autant de morceaux de son propre être éparpillé entre le désir ardent de prendre en main son destin, la rage impuissante et enfin la résignation. Enfin, l’écriture devienne fait effet de cristal, donc attire, fascine, mais glisse progressivement, avec celui ou celle qui accepte de se laisser embarquer par son charme, vers l’abîme.

Dans tous ses livres, l’on est tenté de la chercher en des bribes qui, en apparence, ne collent pas avec son histoire, son milieu social, économique, culturel. Pourtant, avec le récit autobiographique quelle publie en 2011, livre dans lequel elle s’est tant dévoilée que ses lectrices et lecteurs se demanderaient qui elle est réellement (Les hommes qui me parlent, cette confession qui l’habille d’une nudité plus imperméable que ses saris à l’illusoire transparence), avec ce récit autobiographique donc, l’on mesure pourtant comme elle est présente en bien de ses personnages, l’on s’aperçoit comme elle habite son œuvre. Ananda Devi : une écriture subtile qui lacère les ombres de l’âme humaine.