« Intersections littéraires d'Afrique et des Caraïbes » : un projet de coopération circulaire Afrique-Europe-Caraïbes

{ 29-05-2015 - Belgique }

Source : CEC

 

Entretien de Raphaël Thierry (Research & Study Centre, Universität Mannheim) avec Dominique Gillerot, administratrice déléguée de l’ONG Coopération Education Culture, coordinatrice du projet Littafcar – 23 mars 2015.

LITTAFCAR.ORG est un réseau de centres culturels qui partagent la mission de promouvoir les littératures d’Afrique et des Caraïbes. Ce réseau a été initié par l’ONG belge Coopération Education Culture (CEC) et rassemble trois autres centres culturels et documentaires au Bénin, au Rwanda et en Haïti : FOKAL (Port-au-Prince), Artisttik Africa (Cotonou) et centre ISHYO (Kigali).

Raphaël Thierry : Dominique Gillerot bonjour. Avant toute chose, j’aurais aimé vous demander comment le projet Littafcar s’est agrégé au travail du CEC au départ. Était-ce une demande initiale de l’Union Européenne ? Comment est née l’idée d’un réseau de promotion des littératures d’Afrique et des Caraïbes ?

Dominique Gillerot : Bonjour. Il s’agit plus d’une continuité par rapport au travail que CEC mène depuis près de 40 ans dans la promotion et la diffusion des littératures d’Afrique et des Caraïbes. C’est aussi la suite de contacts que nous entretenons depuis des années avec les acteurs du livre, qu’ils soient éditeurs, auteurs, basés en Europe ou ailleurs et, à côté de cela, un travail que nous menons de longue date avec des acteurs culturels en Afrique et en Haïti, principalement.

Des contacts existaient déjà depuis un petit temps avec des structures autour de projets en cours de gestation, lié à des relations dites bilatérales, entre CEC et des partenaires. Pour citer un exemple : cela faisait un petit temps que l’on travaillait avec Ishyo, notre partenaire au Rwanda, sur un projet de renforcement de leur centre pour augmenter l’accessibilité aux littératures et aux livres de façon plus générale. Ishyo partageait la mission et les modes d’intervention que CEC s’était donnés dans la promotion des littératures. Dans un premier temps, il leur fallait avant tout un renforcement de leur bibliothèque. C’est le genre de projet pas facile à financer, en tous les cas dans le cadre dans lequel CEC travaille. Parallèlement à cela, on avait des demandes similaires d’autres centres culturels. L’idée a vu le jour de créer un réseau entre ces différentes initiatives autour de la promotion du livre et de la littérature. Mais trouver des financements pour des projets multi-pays semblait compliqué.

RT : On se situe là au niveau des années 2000 ?

DG : Disons 2005. Et donc, petit à petit, arrive cette idée de réseau. Parce qu’on se disait qu’effectivement, cela avait tout à fait sa place et son sens dans notre travail. Il s’agissait en fait de développer un réseau à partir de centres qui avaient les mêmes demandes, mais qui étaient dans des environnements très différents. Ces derniers avaient donc, à la fois, des besoins différents mais aussi de possibles apports différents, voire des complémentarités. Et c’est à ce moment qu’est arrivé l’appel à projet ACP/UE (programme ACP Cultures+) qui, par essence, demande l’intervention de plusieurs partenaires. Nous nous sommes alors dit « voilà un cadre idéal pour un projet de réseau ». Ce n’est donc pas venu de la part des « ACP », c’était un processus en cours. Pour la réalisation de ce processus, il y avait la priorité des financements, que l’on ne trouvait pas jusqu’alors, parce que les bailleurs ont leurs exigences et travaillent dans certains canevas. Et là où nous nous sommes totalement retrouvés, c’est dans l’idée de pouvoir créer un réseau, de pouvoir travailler entre différentes régions. Ça, c’est un côté qui est, je pense, tout à fait exceptionnel dans cet appel à projets.

RT : Mais l’idée « d’ACP » était une volonté initiale des partenaires du CEC, ou bien a-t-il fallu, en plus du centre Ischyo, établir une sélection, un choix des partenaires de votre ONG pour créer le projet Littafcar ?

DG : Oui, il a fallu faire un choix. Car c’était une exigence des ACP, c’est-à-dire qu’il devait y avoir trois partenaires du Sud, d’au moins deux régions différentes. Le choix des partenaires s’est donc basé sur les relations que nous avions à la fois en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. A côté d’Ishyo (Afrique Centrale et de l’Est), nous avons opté pour un partenaire béninois, Artisttik Africa, avec lequel nous étions également déjà en relation (Afrique de l’Ouest). A côté de cela, nous avons adressé une demande à la FOKAL en Haïti, avec qui nous travaillions également depuis quelques années. Nous ajoutions par ce partenariat avec Haïti une dimension « Afrique-Caraïbes », qui est un autre élément fort du projet. Même si le lien « Afrique centrale-Afrique de l’Ouest » est tout aussi important : des échanges entre les deux pays se mettent en place à travers le projet de façon tout à fait inédite. Pour revenir à votre question : oui, il y a eu une sélection parce que nous devions répondre à ces critères, et en même temps ces critères nous ont tout à fait servis.

RT : Comment le projet s’est-il mis en place ? Il s’agit d’un projet développé sur le long terme. Si je ne me trompe pas le premier appel a été lancé en 2007…

DG : C’est possible, on oublie un peu les années… Le projet a commencé en 2012 et on a dû avoir l’accord plus ou moins un an avant, en 2011, et on a dû y répondre en 2010 je pense…

RT : En cinq années de genèse, comment s’est structuré le projet Littafcar, qui débouche aujourd’hui vers l’organisation d’une plateforme de valorisation des littératures africaines, en plus d’un réseau et du renforcement des centres en question ?

DG : Il s’agit en fait d’un processus extrêmement progressif. CEC était l’initiateur du projet : il avait des relations avec les différents partenaires et par ailleurs, deux des trois se connaissaient déjà. Pas très bien, mais ils s’étaient déjà croisés. Ishyo et Artisttik Africa sont fortement impliquées dans le domaine théâtral. A la tête de ces structures il y a un homme et une femme « de théâtre » qui se sont bien évidemment fréquentés dans des festivals, des rencontres professionnelles etc. Il y avait donc des connexions, mais ils ne se connaissaient pas bien et ils ne connaissaient certainement pas les structures et les environnements dans lesquels chacun travaillait.

Au début du projet, nous avons travaillé ensemble au montage du dossier. Nous avons alors eu de nombreux échanges. Je pense que c’était une des choses importantes du dossier : le construire ensemble. Ce qui est amusant, c’est qu’ils me disent encore aujourd’hui : « tu nous as demandé beaucoup d’interventions au moment du dossier ! » C’est vrai, car je ne connaissais pas moi-même bien les situations de chacun. C’est un élément important. Ensuite, les choses ont été très progressives. Le début du projet concernait le renforcement des bibliothèques, des choses un peu individuelles. C’était instructif, car cela se passait à des rythmes différents, avec la volonté de travailler avec les éditeurs locaux, d’acheter des livres aux libraires sur place, etc.

Ce projet prévoyait aussi – et je pense que c’était un très bon choix – d’aller sur place afin que tout le monde se rende compte de la réalité de chacun, ce qui a renforcé les liens. Nous avons donc organisé des rencontres chez chacun des partenaires.

RT : Il y a eu des voyages organisés d’un centre à l’autre dans le cadre de réunions de travail ?

DG : Absolument. Au mois de février nous étions par exemple en Haïti. Nous y avons beaucoup travaillé parce que, vue la progression actuelle du projet, nous mettons en place des modules de formation en ligne. Nous allons aller au Rwanda au mois de mai, où l’on va assister à un cours en ligne qui sera donné par un professeur rwandais et l’on va ensuite terminer le projet au Bénin. Les partenaires sont aussi venus à Bruxelles. C’est un point important : nous sommes un réseau, nous sommes quatre partenaires, dont trois partenaires du Sud, et un partenaire au Nord. Nous sommes chacun membre du réseau au même titre.

RT : Le CEC fait finalement office d’interface entre l’UE et les différents partenaires…

DG : Cela concerne les questions administratives et financières, qui font partie des exigences du bailleur. Mais à côté de cela, au niveau de la mise en œuvre, les choses se font à quatre.

RT : Peut-on alors décrire un peu plus l’intérieur du projet ? Vous évoquez le renforcement des bibliothèques, mais aussi les formations en ligne. Comment travaille-t-on à renforcer une bibliothèque avec des partenaires locaux ? A partir de quels livres ?

DG : L’idée de départ, c’est de faire en sorte que chaque centre devienne un centre de référence dans les littératures francophones de sa sous-région. Nous avions l’Afrique centrale, de l’Ouest et les Caraïbes. Et donc effectivement, la priorité a été d’établir des listes pour chaque partenaire, avec l’intervention de CEC. Cela fait de nombreuses années que nous alimentons notre bibliothèque qui est spécialisée en littératures d’Afrique et des Caraïbes. Nous avons donc une base importante et avons fourni des listes aux partenaires, qui les ont eux-mêmes complétées avec des publications locales essentiellement, des livres auxquels CEC a moins accès. C’était donc la première phase et, ensuite, il a fallu passer les commandes. Il y avait des choses qui se passaient très facilement chez les libraires locaux. On a fait des petits envois d’ici en Belgique, mais finalement pas grand-chose. Il y a encore des choses en cours, surtout par rapport à l’édition locale, régionale et donc, entres autres, avec Afrilivres. Les partenaires doivent encore aller un peu plus au fonds des catalogues existant là-bas.

RT : Une idée de structurer l’alimentation de ces bibliothèques à travers des opérateurs bien précis comme Afrilivres est progressivement née…

DG : Oui, entre autres. Et puis nous avons travaillé avec les libraires sur place pour avoir accès aux ouvrages venant d’Europe. Comme l’idée était de constituer un fonds « patrimonial », nous ne demandions pas seulement des ouvrages récents et faciles à trouver.

RT : Il y a eu très peu d’envois du Nord vers le Sud. Mais par contre, j’ai l’impression que dans ces pays-là, il y a une tradition d’intervention d’ONG impliquées dans le don de livre… Comment s’est passée l’implantation de ce projet au milieu d’espaces qui parfois, on peut le souligner, sont un peu « submergés » par ces arrivées massives de dons, pas toujours réfléchis et des fois un peu plus… A-t-il fallu se justifier ? A-t-il fallu « négocier » avec d’autres ONG ? Votre projet s’est-il plutôt construit en marge de tout cela ?

DG : Très sincèrement, tout s’est un peu fait en marge. Il est également vrai que CEC n’intervient pas sur place, mais plutôt au niveau des partenaires. Je sais qu’au Rwanda, Carole Karemera a été en contact avec des organismes qui font des dons de livre et qu’elle en a obtenu. Dans ce cas, c’était du don raisonné, où elle pouvait faire une sélection d’ouvrages. Mais sinon, je n’ai pas entendu parler d’interventions extérieures sous une autre forme. Le partenaire béninois a pour sa part lancé un appel ouvert aux éditeurs, aux libraires, et à toute structure pour dire « Nous voulons acheter un fonds, faites-nous des propositions, envoyez-nous les listes des livres qui vous pouvez mettre à disposition du projet et nous ferons une sélection ». Je trouvais l’initiative intéressante.

RT : Et qu’en est-il d’Haïti, qui a été le foyer d’un processus de soutien international après le tremblement de terre de 2010 ? Le projet Littafcar se structure à travers un très large espace, et l’idée ne concerne pas un pays en particulier, mais plutôt une dynamique de réseau. Mais je me demande comment cela a pu se passer en Haïti, foyer de développement d’une énorme machine humanitaire…

DG : Le centre de la FOKAL a été assez bien préservé du tremblement de terre, son bâtiment n’a pas souffert, sa bibliothèque non plus. Fokal est donc, dans ce sens-là, le partenaire qui était beaucoup plus fourni au niveau de sa bibliothèque. Ils avaient déjà une très, très belle collection. Fokal est partenaire de structures comme Bibliothèques sans Frontières, etc. pour fournir le pays en livres. Par rapport à ça, je pense que nous nous situons dans quelque chose de très spécifique avec notre projet. On veut créer un fonds bien spécifique, devenir un centre de référence… Ce n’est pas la même chose que d’approvisionner des bibliothèques de proximité ou des bibliothèques publiques en livres… Dans ce sens, je dirais que nous sommes un peu à côté, sans pour autant être complètement à l’opposé.  Ce qui est important, c’est que les centres, qui deviennent des centres de référence se spécialisent, accumulent toute une forme de connaissance, et peuvent alors servir de conseil, de relais pour des organismes comme BSF. D’ailleurs, nous avons été contactés par une ONG qui avait entendu parler de notre projet et qui nous a demandé conseil pour constituer des listes. Lorsque les choses se passent comme ça, c’est intéressant.

RT : Ces structures deviennent alors des opérateurs centraux sur place. Mais à quels publics s’adressent-elles ? Comment devient-on un centre de référence ? Auprès de quel public ?

DG : Je dirais que c’est assez large, dans le sens où la volonté est que ce soit une bibliothèque ouverte au public, comme n’importe quelle bibliothèque publique. Le plus large possible donc, mais ceci dit, parce que cette bibliothèque doit vivre, cela ne doit pas être un centre de recherche ou un centre de documentation uniquement accessible à la communauté des chercheurs, tout en s’adressant également à eux. Pour prendre l’exemple du Bénin, l’Université Calavi Abomey n’a pas aujourd’hui une bibliothèque spécialisée dans les littératures africaines au sein de sa faculté des lettres. Il y a une réelle promotion des centres à réaliser auprès d’un public aussi large que possible. Il est également important de souligner le fait que tous les centres sont situés dans des quartiers où il y a beaucoup d’écoles et où le but est simplement d’offrir une bibliothèque. Et ça se passe comme ça ! C’est impressionnant de voir la fréquentation qui se développe ! Le public répond !

RT : Vous touchez donc un public d’écoliers et des universitaires…

DG : Je pense que c’est un peu tôt pour établir une véritable typologie des publics qui viennent fréquenter les bibliothèques. Il est clair que le grand public, les écoles et les particuliers sont très présents. Et maintenant, nous sommes en plein développement de cours en ligne. Je crois que les universitaires vont être plus touchés au moment de la diffusion de ces cours. Ils vont se rendre compte de l’intérêt de la bibliothèque et de ses activités en réseau.

RT : Cela me mène à cette deuxième dimension du projet : il y a la bibliothèque « concrète » et cet espace numérique qui se développe et qui va permettre, je l’imagine, de toucher un public de plus en plus large. Mais comment est-ce que cela est pensé pour les cours, mais aussi pour la valorisation des collections présentes ?

DG : Chacun d’entre nous réalise un travail de valorisation des actions qui sont menées. Il faut savoir qu’il y a les bibliothèques mais les partenaires sont des agents culturels qui organisaient déjà bien avant le projet, des rencontres littéraires, des lectures, des spectacles… Ils sont pluridisciplinaires et réfléchissent à différentes manières d’amener le public vers le livre. Nous avons donc créé un site internet. Si on le consulte avec attention, on se rend compte qu’il est mis à jour de manière collaborative par les différents centres. Ça c’était le point de départ. L’idée étant aussi de réfléchir à « l’après financement », qui ne doit pas être « l’après projet ». A ce sujet, on devait mettre en place des outils qui pourront perdurer dans le temps.

Bien sûr, nous allons ensuite aller à la recherche de nouveaux financements. Et à côté de ça, le lendemain de la fin du financement, le projet ne va pas s’arrêter. Comment ? Parce qu’il y a un site, que chacun des centres a un fonctionnement propre, et que ce n’est pas comme si c’était ce projet qui leur permettait de fonctionner. Disons que le projet leur permet de mieux fonctionner, en plus évidemment de toute la visibilité et autres bénéfices apportés par le réseau. Il y a donc ce travail collaboratif, qui est aujourd’hui augmenté par la très prochaine mise à disposition de modules de cours en ligne à destination des publics des centres partenaires et au-delà. Il y a eu un long moment de réflexion à ce niveau. Il y a toujours cette question : « pourquoi des cours en ligne, alors que les connexions restent compliquées dans certains pays ? » Mais je pense que cela fonctionne très bien au sein des centres partenaires, ils ont tous un accès wifi qui fonctionne raisonnablement.  Et puis, il s’agit aussi de réfléchir à comment diffuser ces cours en ligne le plus largement possible. La volonté est de toucher un large public qui in fine arrivera à s’intéresser plus au livre, fréquentera plus assidument les bibliothèques, etc.

Par rapport au développement des cours en ligne, CEC, qui offre depuis de nombreuses années des cours d’initiation aux littératures africaines, en présentiel, a été l’initiateur d’une plateforme de cours en ligne pour LITTAFCAR. Comme dans chaque phase du projet, nous essayons d’utiliser au mieux les forces de chacun. On a donc commencé par développer un module de cours consacré aux littératures africaines, qui sera bientôt accessible aux publics. C’est un module conçu par Jean-Claude Kangomba, docteur en langue et lettres, attaché scientifique aux Archives et  Musée de la Littérature, à la Bibliothèque royale de Belgique, il est aussi chroniqueur et enseignant des littératures africaines pour CEC. Ce module sera le premier d’un ensemble de modules qui seront progressivement intégrés au sein de la plate-forme LITTAFCAR. Le second module est d’ailleurs en gestation, il s’agit d’un module sur les littératures caribéennes développé par Darline ALEXIS, professeur à l’Université Quisqueya en Haïti. L’idée est que les enseignants mettent le module à disposition d’autres enseignants, qui ne sont pas forcément uniquement des professeurs d’université. Cela pourrait servir, par exemple à des bibliothécaires qui veulent se former. Ces modules peuvent être d’excellents compléments pour les enseignants qui enseignent dans des régions différentes. A titre d’exemple on peut citer la réaction de Darline Alexis quand elle a découvert le cours de Jean-Claude Kangomba : « Mais c’est génial ce cours ! Moi qui donne un cours sur la littérature francophone à Port-au-Prince, la partie consacrée à la littérature africaine y est toute petite. Ça, ça va alimenter mon cours ! » Donc, elle est extrêmement heureuse de cela, et je peux imaginer le professeur au Bénin qui, tout à coup, va voir tout un pan s’ouvrir à lui pour les littératures caribéennes francophones. Et en plus, ces livres sont accessibles dans la bibliothèque des centres. Voilà donc l’idée. Le cours de littérature africaine  est proposé en deux parties : d’abord une approche qu’on peut qualifier de « classique », qui suit un canevas chronologique. Ensuite, le cours propose une approche par « constellation », un ensemble de thématiques de types archipélagiques, où la dimension chronologique laisse la place à la mise en perspective d’auteurs et d’oeuvres littéraires autour de visions du monde, partagées ou non, sans prendre nécessairement en compte les dimensions géographiques et/ou temporelles.

RT : Quelles sont les thématiques développées dans ce cours ?

DG : Actuellement, il y a 4 constellations : les identités, l’urbanité, le voyage et les violences. Et là aussi, la volonté de la plate-forme est de rendre le contenu du cours évolutif. Il pourrait y avoir, par exemple, un professeur au Rwanda, qui souhaite illustrer le cours au travers de livres d’auteurs de sa sous-région. La plate-forme de cours, qui en synchronisation avec le site internet du réseau, permet d’associer, au choix, des auteurs et des livres aux différentes parties des modules de cours. Le professeur au Rwanda n’aura donc aucune difficulté pour offrir à ses étudiants, des illustrations plus adaptées au contexte. Il pourrait également souhaiter développer une autre constellation. Si tel est son souhait, il sera mis en contact avec le professeur à l’origine du cours. L’idée est de développer quelque chose de nouveau, de collaboratif, d’interactif et de modulable.

RT : Les cours sont filmés ?

DG : Il est vrai qu’aujourd’hui, les cours en ligne concernent beaucoup de choses différentes. Nous partons déjà avec une mine d’informations et d’illustrations littéraires disponibles sur le site Littafcar.org. Il y a énormément de ressources audio, des ressources vidéos aussi, mais pas trop.  Aujourd’hui, on évite un peu la vidéo en raison des questions de bande passante notamment. Au tout début du projet, on avait été en contact avec un journaliste qui anime une émission de radio, en Belgique sur la 1ère chaîne de la RTBF, consacrée aux cultures du Sud. L’émission s’intitule « Le monde est un village ». Le journaliste souhaitait ouvrir son micros pour parler « littératures africaines » pendant son émission. C’est ainsi que Jean-Claude Kangomba a commencé à réaliser deux séquences de 10/15 minutes et, petit à petit, il a développé une séquence mensuelle en présentant chaque fois un auteur en particulier. Cela fait maintenant deux ans qu’il fait ça dans une approche très pédagogique. Ces petites séquences sont d’excellents supports au cours. Chaque mois, nous demandons également à un chroniqueur de nous rédiger une chronique sur une actualité littéraire,  celle-ci est aussi directement intégrée à l’intérieur de Littafcar et du cours. Nous nous attendons aussi à une intervention directe des professeurs qui utiliseront notre plateforme de cours pour apporter des informations, des articles, compléter des fiches etc. Nous nous sommes en effet rendus compte qu’il était possible de travailler avec des centres de recherche en littérature et que ces derniers sont prêts à alimenter le site. Car là réside la difficulté : on a décidé de mettre en place une approche « en réseau » qui demande un grand investissement de chacun et il est vrai que nous devons penser à la suite, assurer la pérennité de ce réseau et du fonctionnement  qui en découle. Il ne faut pas que ça s’essouffle. Les outils collaboratifs sont là, ont été développés de façon à ce que leur utilisation puisse être intégrée dans la gestion quotidienne des centres partenaires. Si en plus on arrive à avoir dans chaque centre une relation privilégiée avec un centre de recherche de la même région, cela pourrait donner des résultats étonnants. On peut aller à Lubumbashi, au Bénin, au Sénégal… C’est dans cette direction que nous voulons aller et nous y travaillons.

RT : Une question peut-être un peu « ennuyeuse » : comment se positionne une ONG belge dans un pays comme le Rwanda aujourd’hui, et vis-à-vis d’un passé colonial ? Y-a-t-il certaines précautions à prendre dans le cadre d’une intervention culturelle ? Doit-on encore se justifier ?

DG : Ce n’est pas une question gênante. Même si cette question ne se pose pas directement dans ce projet-ci. Pour rappel, nous sommes dans un concept de réseau entre régions  – Afrique centrale/de l’est/de l’Ouest/les Caraïbes et le Belgique dans le secteur culturel. Au Rwanda, notre principale interlocutrice, Carole Karemera,  est quelqu’un qui a vécu longtemps en Belgique, ce qui facilite une compréhension mutuelle. Par ailleurs, CEC a une longue expérience de travail dans la région, plutôt avec la RDC où nous développons encore des collaborations. Il s’agit chaque fois de projets culturels et dans le secteur de l’éducation. Ce sont généralement des projets qui touchent de près ou de plus loin à la relation entre la Belgique et le Congo et son passé colonial. L’expression artistique et la culture peuvent être d’excellents vecteurs pour encourager le débat citoyen à ce propos, que ce soit en Belgique ou en RDC. Toutes ces interventions contribuent au travail mémoriel, arrivent à mettre le doigt sur ces mémoires dites conflictuelles et peuvent dans ce sens contribuer à un dialogue apaisé entre les peuples. Dans le cadre du projet LITTAFCAR, nous avons mené une réflexion avec le centre ISHYO autour de la 20ème commémoration du génocide au Rwanda. Cela a été extrêmement stimulant. Des jeunes d’Haïti, – où un gros travail est en cours autour de la mémoire de la période Duvaliériste -, des jeunes belges et des jeunes rwandais, – qui n’ont pour la plupart pas connu le génocide au Rwanda -, se sont accaparés des œuvres littéraires des auteurs qui ont participé à l’initiative « Devoir de Mémoire » au Rwanda (Boubacar Boris Diop, Véronique Tadjo, Abdourahmane Waberi, Tierno Monénembo, Monique Ilboudo etc). Ceci a donné lieu à une publication avec des témoignages de ces auteurs et de ces jeunes qui ont pu se rencontrer par le biais de la littérature autour d’un événement qui les concernaient tous sans qu’ils ne le réalisent avant d’entreprendre le projet.

Le secteur artistique et culturel fait un travail gigantesque et il faut le soutenir et le promouvoir. Et le projet littafcar se veut être un moteur dans ce sens pour les littératures. Et celles-ci véhiculent des propos qui encouragent une meilleure compréhension de l’autre. Je dis toujours que développer la curiosité et la connaissance envers la culture de l’Autre (en lisant par exemple des auteurs d’espaces littéraires moins connus) permet de développer un savoir-être dans son rapport à l’Autre.

RT : J’ai cru comprendre que la Coopération belge avait longtemps été un des bailleurs du CEC. Mais dans le cadre de Littafcar, on est dans un projet multilatéral, avec l’Union Européenne comme bailleur. Finalement, cette transition du bilatéral vers le multilatéral est-elle l’avenir des projets culturels ? On est tout de même sur une durée assez limitée : cinq années si je me souviens bien…

DG : Trois ans exactement. Oui, j’ose espérer que nous évoluons dans ce sens, du bilatéral vers le multilatéral. Nous faisons l’expérience d’une véritable relation de réseau. Nous ne sommes pas dans une relation Nord-Sud. Il s’agit d’une relation circulaire. Dit comme cela, ça peut paraitre un peu idéaliste. Même si ce n’est pas facile à construire, c’est vers cela que l’on se dirige et je pense que c’est dans ce sens que les partenaires l’exprimeront également. Cela équilibre les choses. Il est vrai qu’aujourd’hui, quand on réfléchit « projet » après cette expérience-ci, on a envie de dire : « poursuivons ! » « Poursuivons ces liens, ces échanges qui sont riches et qui permettent de développer une coopération culturelle hors du commun, où on ne se définit pas dans une relation N/S ou S/N, où la relation S/S est fortement encouragée mais pas seulement : on est tout simplement dans un réseau». Dans un tel projet, tout le monde reçoit des choses et tout le monde donne. Tout le monde doit participer. Et s’il y a un maillon qui ne fonctionne pas, c’est un problème. Il faut prendre en compte des rythmes de travail différents et l’on voit que petit à petit, chacun se rend compte que ce n’est pas uniquement son « petit projet »qui est concerné, et qu’il y a un impact beaucoup plus important. On est dans un principe collaboratif ! Et je pense que nous évoluons tous dans cette direction, que ce soit dans la coopération ou dans d’autres domaines. Et je sens vraiment à travers ce projet, la force que cela génère. Mais je continue de souligner le fait que ce n’est pas facile, que cela demande un certain alignement entre membres du réseau. Mais on ne s’en plaint pas, puisqu’on voit les choses évoluer dans le bon sens.

RT : Et en regard à un tel projet, pensez-vous qu’il y ait encore une place pour la philanthropie « traditionnelle », c’est-à-dire ce Nord qui aide le Sud économiquement, matériellement, culturellement ?

DG : Je pense que ça va évoluer différemment. Après, est-ce qu’il y a encore une place pour cela : oui, mais je ne suis pas sûre que ça soit la meilleure chose que l’on puisse faire, que l’on doive développer et soutenir. Je n’en suis vraiment pas convaincue, mais c’est là mon sentiment très personnel.

RT : Comment imaginer un financement au-delà de l’Union Européenne ? Solliciter à nouveau celle-ci à la fin ? Comment imagine-t-on un projet comme celui-ci, construit sur le long terme, sur un encore plus long terme ?

DG : Ce projet mérite d’être soutenu encore. Il a été conçu afin que le réseau puisse continuer après le financement ACP/UE étant donné qu’il a permis la mise en place d’outils importants sur lesquels la vie de réseau peut s’appuyer (site internet et plate-forme de cours en ligne). Les trois centres avec lesquels on travaille sont des structures qui existent depuis une dizaine d’années au moins, elles ont donc une certaine assise. Je pense que c’était aussi le point de départ de ce projet, à savoir de s’appuyer sur la solidité de départ des structures partenaires. Ces dernières ont leurs propres modes de financement et l’important est donc qu’elles perdurent, pour ensuite développer d’autres projets qui s’appuient sur le réseau.

Nous avons encore de nombreux projets dans la tête dans ce sens. Deux pistes de réflexion méritent d’être encore approfondies : comment soutenir à travers le réseau les jeunes auteurs et la dynamique littéraire dans les différentes régions ? Comment utiliser le numérique pour soutenir de la création à la diffusion des œuvres ? Notre volonté est de trouver d’autres financements pour augmenter la réflexion autour de la plateforme de cours, parce que celle-ci représente quelque chose de tout à fait neuf. On aimerait impliquer les auteurs aussi dans cette démarche.

Une autre réflexion porte sur l’élargissement du réseau à d’autres centres, à d’autres pays. Dans le cadre précis de ce projet, on pose les balises qui montrent la direction vers laquelle on veut se diriger. Je pense qu’il y a là quelque chose qui peut se jouer.

Pour la suite de Littafcar, je pense que nous pourrons aussi chercher des financements pour des opérations bien déterminées afin de pouvoir déployer des activités qui soutiennent les pistes mentionnées précédemment. On a développé un concept. Maintenant il faut l’approfondir. Il faut prendre sa place aussi et dire « on est là, on existe ».

 

Entretien réalisé durant le Salon du livre de Paris 2015.

Liens :

Littafcar :

http://www.littafcar.org/

Coopération Education Culture :

http://www.cec-ong.org/

Research& Study Centre “Dynamics of change” (Mannheim) :

http://rsc.uni-mannheim.de/

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