Comment la littérature haïtienne nous apprend à penser autrement

{ 03-04-2014 - Haïti }

Source : CEC

article de Yves Chemla – source: CEC

Dans les littératures dites postcoloniales, celle d’Haïti revêt une place considérable, tant par l’épaisseur de la production, que par la diversité des thèmes qu’elle aborde. Il est sans doute un aspect antérieur à cette considération : son insoumission. La littérature haïtienne est peut-être d’abord un geste déclaratif : elle proclame que l’esclave ne l’est pas par nature, mais bien par asservissement, c’est-à-dire d’un droit fondé sur le droit de la force, c’est-à-dire l’absence de droit. Certes, il est devenu presque un stéréotype d’articuler ce geste de libération à la face sombre de la pensée des Lumières. L’ouvrage de Michel-René Hilliard d’Auberteuil, par exemple, Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue, publié à Paris en 1776, donne un certain nombre d’éclairages. Si l’État a promulgué des édits visant à protéger les esclaves, du point de vue de leur caractérisation comme force de travail, ces législations successives s’avèrent insuffisantes : « … cela n’empêche pas que des Negres ne périssent journellement dans les chaînes, ou sous le fouet ; qu’ils ne soient assommés, étouffés, brûlés sans aucune formalité : tant de cruautés reste toujours impunie, & ceux qui l’exercent sont ordinairement des scélérats réfugiés, ou des gens nés dans la fange des villes de l’Europe ; les hommes les plus vils sont aussi les plus barbares ». Le même auteur – qui fut sans doute assassiné par un des tenants de la colonie -, envisage l’Africain comme une altérité vivante, objet de soins possibles, qui le rendent civilisable : « Les Negres sont bons & faciles à conduire ; ils sont laborieux quand ils ne sont pas découragés ; aucune espèce d’homme n’a plus d’intelligence ; elle se développe même chez eux avant qu’ils soient civilisés, parce qu’ils ont beaucoup de cette bonne volonté, qui donne en même temps la force de travailler & les dispositions nécessaires pour le travail. Si nous voulons en exiger de grands ouvrages, il faut les traiter humainement & les accoutumer gradativement à une discipline exacte & invariable . Il ne faut rien leur retrancher sur le tems du repos, ni sur celui qui leur est nécessaire pour cultiver des vivres ; il faut en avoir un grand soin dans leurs maladies ; il faut les rendre heureux : cela n’est pas difficile, car ils se contentent de peu ». Ce double mouvement de la pensée sera un des stéréotypes les plus puissants dans la perception de la lutte contre l’esclavage. Il n’opère, on le voit bien, qu’un très léger déplacement du point de vue instrumentaliste et techniciste. Ce passé relativement récent au regard de l’histoire des nations n’est pas totalement éteint. Pourtant, le tissu explicatif n’est ainsi pas aussi simple, et plutôt que d’attribuer les manquements de l’humanisme à un seul corps de textes divers, souvent contradictoires, et qui participent de la recherche d’une conception et d’un état du monde qui ne seraient plus ancrés dans la croyance, et viseraient à installer la raison jusque dans le champ de la métaphysique, il serait également nécessaire d’interroger les fonds magiques et très obscurs des consciences. C’est peut-être cette région que vient atteindre le texte haïtien. Ce sont aussi plusieurs de nos a priori, particulièrement la façon même dont nous considérons la question de la culture, c’est-à-dire la façon dont nous sommes inscrits dans une représentation du monde, et qui est sans cesse informée par des pratiques qui découlent de cette représentation, qui sont remis en jeu dans cette présence. On peut d’emblée poser une analyse qui dépasse le seul constat : en se révoltant, c’est-à-dire en arrachant d’eux le discours de la soumission aux maîtres, les insurgés récusaient déjà la violence symbolique dont ils étaient l’objet, et que la pensée du maître ne pouvait que chercher à fonder en raison. En battant les maîtres, à la guerre, puis en les éliminant, ils mettaient fin à la force qui avait imposé cette légitimité de la soumission. En prenant la parole, ils envoyaient dans la bibliothèque de l’ancien maître, dans la trame même de son discours, sa culture, l’histoire de cette insoumission. Ils inventaient leur propre contre histoire. Ce qu’on a coutume d’appeler littérature haïtienne est travaillée comme elle travaille cette triple violence. Les premiers écrivains haïtiens furent sans doute ces scribes que les généraux illettrés pourtant stratèges victorieux, employèrent pour rédiger les ordres du jour et les proclamations. Ils avaient nom Boisrond Tonnerre, Chanlatte, Dupuy. « Osons être des hommes», telle est l’une des exclamations de Boisrond Tonnerre que retient la tradition. C’est ce schéma en trois temps – qui peuvent être concomitants – qui confère au texte haïtien son épaisseur particulière, et qui différencie celle-là radicalement de toutes les autres littératures, au moins dans ses fondations. On est d’un seul coup très loin de la revendication des belles lettres, conception courante encore dans l’extrême fin du XVIIIème siècle. Le texte haïtien déplace radicalement le cadre dans lequel la littérature se conçoit, dans la mesure où une grande partie de son périmètre consiste à refonder l’idée même de civilisation et de culture, et de délimiter son aire en mettant en action des mécanismes d’exclusion. Ces grandes antinomies structurantes n’ont pas disparu : le haut vs le bas, l’esprit vs la matière, dedans vs dehors, le national vs l’étranger, la religion vs la superstition, le barbare vs le civilisé, l’éduqué vs l’inculte etc. L’esclave, le Noir, le misérable, le Mulâtre, le Métis, sont marqués de la plupart des pôles négatifs de ce système. On peut un moment déplacer le champ du regard, et considérer la situation haïtienne depuis l’autre côté. On estime ainsi, que la religion, l’éducation peuvent, dans certains cas (le Chevalier de Saint-Georges, le général Dumas…) compenser le déficit initial, mais dans la plupart des cas, et les atrocités, et ripostes commises pendant la guerre d’Indépendance, le démontrent, le Nègre et le Mulâtre libérés sont retombés dans l’état de nature, soit, en Afrique. Leur état est donc antérieur même à celui de l’esclave, qui est un des rouages de l’action civilisatrice. S’ils prennent la plume et publient, on frise l’insensé. Alors que les uns se redressent et regardent en direction d’un autre monde, nouveau, les autres les rejettent dans le cul de basse fosse de l’occident. Il n’est peut-être pas de plus sommaire rejet, ni d’incompréhension plus radicale. Il peut sembler surprenant, enfin, qu’à un moment où la population haïtienne connaît le pire désastre de son histoire, on vienne se pencher sur une forme aussi frivole, en apparence, que la littérature. Mais justement, la littérature haïtienne exprime cependant bien mieux que nul ne saurait l’expliquer combien la lutte contre la dépréciation a été son moteur. La commisération dont témoigne actuellement la communauté internationale est sans doute aussi la part souriante de cette dépréciation. Il est aussi une part essentielle de cette littérature qu’on ne saurait non plus négliger, et qui touche à la part de la langue créole, qui après un temps de stabilisation de sa graphie, a pris désormais un essor qu’il convient de ne pas négliger. La langue créole est la langue parlée par toute la population d’Haïti. Elle n’est lue que par ceux qui ont été alphabétisés, mais elle est entendue. Une partie non négligeable de ce texte est néanmoins partagée grâce à sa diffusion orale. Si pendant longtemps, la présence du texte créole à l’intérieur du texte français a été vouée à la représentation de la parole populaire, ou bien de situations témoignant de travers sociaux ou psychologiques, voire à la caricature de mœurs, cette part s’est depuis largement réduite. Un travail de traduction en haïtien de textes classiques est désormais entrepris, et on saluera d’emblée, par exemple, la publication en 2007 aux éditions Anibwé (Paris), par Hénock Franklin de Prens la, traduction d’Il Principe de Machiavel. Comme l’écrivait déjà le grand critique Maximilien Laroche, en 1981, « à l’haïtien qui se parle sa vie en langue créole il est de plus en plus possible d’entendre parler cette vie en langue créole il est de plus en plus possible d’entendre parler cette vie dans sa langue, mais il lui reste à se voir et à se représenter dans cette langue. Le problème d’une littérature en haïtien, en somme, n’est qu’un aspect du problème de la transformation de soi par la perception et la représentation, l’image de soi, qu’une collectivité peut se donner à l’aide de divers instruments dont la littérature » . C’est depuis ces constats que le texte qui suit est proposé. LE BESOIN DE LITTERATURE Les écrivains haïtiens publient depuis près de deux cents ans, et la littérature haïtienne, loin de se limiter aux productions récentes est sans doute la première, à s’être interrogée sur la question coloniale, la sortant des seuls débats relatifs à la richesse que produisent les colonies, à leur mode de gouvernement, et au dépeuplement qu’elles entraîneraient en métropole. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la face d’ombre du champ lexical du colonialisme soit d’origine haïtienne : le baron de Vastey (1735-1820), par exemple, cousin du général Dumas, semble un des premiers auteurs à avoir dénoncé, de ce coté-ci du monde, la posture politique et mentale qui sera plus tard qualifiée de colonialiste , ainsi que la prégnance du préjugé, au sein de l’idéologie des Lumières. Ses pamphlets et ses livres explicatifs et démonstratifs témoignent déjà de la vigueur du propos. Ce champ, qui est peu connu, peu identifié, faute d’ouvrages conservés, s’étend à d’autres genres. Ainsi, des représentations théâtrales sont attestées dès les débuts de l’indépendance. Dans le royaume du Nord, si décrié par les publicistes français, une cour brillante se rend régulièrement au théâtre. Le royaume possède une imprimerie, des périodiques sont publiés, on déclame des poèmes. Le terrain ne demeure pas une friche, en attente de culture. En 1817, Milscent et Colombel, poètes tous les deux, fondent la première revue littéraire connue, L’Abeille Haïtienne.

INTERMEDE : LECTURES EN TROMPE-L’OEIL

On sait que la revue arrivait en France, notamment à Bordeaux, dont les relations avec Saint-Domingue étaient étroites. On doit s’arrêter un moment sur la façon dont un critique de l’époque rend compte de sa lecture. Elle porte sans doute en elle une grande part d’incertitude, comme d’enracinement dans son propre univers mental. L’auteur de la recension de la revue pour La Ruche d’Aquitaine, recueil de littérature et de sciences (Bordeaux, 1818) semble persifler, demeurer dans un entre-deux de la dépréciation, et de la reconnaissance. On peut s’y arrêter aussi, parce que ce texte, chargé de rendre compte à un plus large public de l’actualité littéraire, semble témoigner de l’inconfort de son auteur. Il rappelle d’abord le rôle initial de l’abbé Grégoire : « Certain abbé, beaucoup plus tolérant envers les naturels d’Afrique, qu’un des papes dont il porte le nom ne l’étoit à l’égard des Européens, avait conçu pour le peuple Noir l’attachement le plus tendre et le plus expansif. (…) Il publia donc à l’appui de sa thèse, un ouvrage sur la littérature des Noirs, dans lequel il s’élève contre quelques préjugés qui existoient encore à cette époque. Cet ouvrage eut le plus grand succès sur les côtes de Guinée, et produisit même une sensation très-vive dans tout le Congo : mais on doit convenir qu’en France il n’obtint pas la même vogue ». La référence immédiate est ainsi bien l’Afrique, traitée avec le plus grand mépris. Il se gausse de l’argument de Grégoire, qui dénonce l’aristocratie cutanée. Vient ensuite un passage bizarre, sur les institutions haïtiennes, mi figue-mi raisin, et qui s’effondre cette fois dans une comparaison abjecte : « Si les Haïtiens sont un peu arriérés en fait de vers, il n’en est pas de même de leurs institutions : ils nous suivent de près, et finiront peut-être par l’emporter en ce genre sur la vieille Europe. Nous ignorons s’ils ont des athénées, quoique leurs poésies nous le fassent soupçonner ; mais le fait est qu’ils ont déjà un lycée national. (…) Jaloux de réunir tous les genres d’instruction, ils ont même établi une école gratuite à la Lancastre. Nous craignons, si cela continue, d’être obligés d’aller nous approvisionner de maîtres chez eux, et de faire, pour ainsi dire, la traite des professeurs ». La prégnance de l’esclavage est telle, que 14 années après la fin définitive de la colonie, le critique ne parvient pas à se sortir de ce piège mental. Mais en même temps, le texte résonne dans sa brutalité d’une très étrange prémonition, et qui, elle, n’a rien à voir avec la traite : depuis une soixante d’années, les intellectuels haïtiens travaillent à l’étranger, apportant leurs savoirs et leurs compétences à d’autres sociétés, en particulier en Amérique du Nord. Vient alors un coup de pique à l’encontre de la fierté nationale : « Messieurs d’Haïti, qui ont le sentiment de leur force et de leur supériorité, en abusent quelquefois, en se permettant de nous persifler avec infiniment de grâce et de finesse ». Ce n’est là, bien sûr, que malice noire. Quant aux vers de Milscent, enfin, ils sont sans doute prometteurs, mais ne sont que cela, tant ils paraissent paradoxaux. C’est là que se manifeste le trouble du commentateur, et l’effet de l’incompréhension : « Nous ne concevons pas comment ces terres sont à la fois fortunées, et cependant couvertes de deuil. Mais sans doute ce qui nous semble défectueux, fait beauté sur cet heureux rivage, et nous suspendons nos critiques jusqu’à ce que paroisse un art poétique à l’usage des Nègres ». Manifestement, en deçà de cette dépréciation, le texte de Milscent exprime un incommunicable. Il est cependant réduit à du connu, le prétendu goût haïtien pour la licence poétique. Le commentateur, on le voit, finit par se prendre les pieds dans les paradoxes de son analyse : à force de chercher à reconnaître dans un texte autre ce qu’il connaît seulement, il rate l’essentiel. Dans le même temps, il termine son article par un morceau de bravoure, qui affirme complètement son indécision : « On sait, d’ailleurs, que les peuples qui ont le plus de dispositions pour les lettres, sont ceux qui savent le mieux les honorer, c’est-à-dire, les payer le plus largement. Or, ce qui prouve à coup sûr le degré d’estime qu’on accorde dans cette île à la littérature, c’est le prix énorme du journal que nous annonçons. Il paroît deux fois par moi, et se compose de seize pages petit in-4°. Le prix de l’abonnement est de 25 gourdes pour un an, de 14 pour six mois, et de 8 pour trois mois. Un pays qui accorde aux lettres de tels encouragements, doit bientôt devenir une nouvelle Athènes, à la couleur près ». Le jugement se termine dans le registre du phénotype, qui agit ici comme un trompe-l’œil. Ou bien alors, il a ressenti à la lecture quelques traits qui renvoyaient à un au-delà du texte. Ce type de jugement, qui n’en est pas vraiment un dans la mesure où il ne fait que se fonder en opinion, sera un des modèles de la lecture du texte haïtien, en France, pendant une bonne partie du XIXème siècle. On le retrouve très vite chez Gustave d’Alaux, par exemple, qui dans la Revue des deux mondes, en 1852, publie un long article consacré à « la littérature jaune ». Il y assène un certain nombre d’appréciations négatives, fortement marquées par le préjugé, tout en mentionnant les débuts de la création littéraire haïtienne. Il mentionne les pièces de Dupré, jouées avec succès. Ce poète et dramaturge, mort dans un duel en 1816, est l’auteur d’Un hymne à la liberté, La jeune fille (comédie), Le miroir, La mort du général Lamarre (drame), Le rêve d’un Haïtien, de Vers pour être gravés au bas d’un buste de Pétion. D’Alaux y rappelle, par exemple, quelques vers de l’Hymne à la patrie, qui disent le caractère exemplaire de l’épopée haïtienne, et le fonds qui lui confère sens : « Le grand auteur de la nature / Créa l’homme pour le bonheur; / L’homme, bientôt, cruel, parjure, / Brisa l’œuvre de son auteur. / La terre en proie à l’esclavage, / La liberté n’eut plus d’autel; / Mais Haïti venge l’outrage / Que l’homme fit à l’Éternel ! / Honneur et gloire à la patrie! / Des rois bravons l’iniquité, / Et s’il nous faut perdre la vie; / Ah! mourons pour la liberté! ». C’était aussi pour reconnaître ce travail de la mort dans l’émergence du fait haïtien. Certes, Haïti n’en a pas l’apanage, non plus. D’Alaux mentionne aussi longuement, et, bien sûr, de manière éminemment dépréciative la présence du « vaudoux », réduit à des rites de « Thugs anthropophages ». Il se gausse aussi de la mise en relation des deux langues, le créole et le français dans certaines pièces patriotiques, ou bien dans un opéra, dont le livret est écrit par Juste Chanlatte, Une Partie de chasse du Roy. mais c’est évidemment pour nous une indication précieuse. Pour d’Alaux, cela ne correspond pas à l’idée qu’il se fait de la littérature. Il n’est évidemment pas le seul, et cette dépréciation deviendra systématique dans la seconde moitié du XIXème siècle. LITTERATURE ET PROJET NATIONAL Le pays est secoué, dans ces années : le projet national peine à se mettre en place, et les auteurs en subissent les contraintes. Ainsi, ce personnage de Félix Darfour, qui traverse trop vite les lettres haïtiennes, ouvrant en quelque sorte la terrible histoire de ces écrivains éliminés par le pouvoir politique. Né au Soudan, il parvint à s’installer en France, où il épousa une Française. En 1818, il émigre en Haïti, accueilli par le président Boyer. Il est journaliste et se voit confier L’Éclaireur haïtien, une revue politique et littéraire. Mais très rapidement, il n’est plus en odeur de sainteté pour le pouvoir : il dénonce régulièrement la mainmise du commerce par les Blancs, que Boyer est accusé de favoriser. En 1822, il est arrêté, jugé le lendemain de son arrestation et fusillé le surlendemain. En 1825, Boyer cédait aux exigences de la monarchie française, et engageait son pays dans le règlement de la fameuse Dette, en fait une rançon, dont sait que le pays mit plus d’un siècle à régler le capital et les intérêts. Mais c’est aussi la possibilité relative concédée aux Haïtiens, de participer à un mouvement général, à entrer dans des relations suivies avec l’ancienne métropole, et aussi le reste du monde, même si le pays demeure environné de puissances esclavagistes. Tant bien que mal, la vie littéraire parvient à s’organiser, mais dont les premières traces demeurent éparses, souvent difficiles d’accès pour nous. Comme l’écrira Alexandre Bonneau, dans La Revue contemporaine et Atheneaeum français, en 1856, « les littérateurs haïtiens ont été condamnés jusqu’ici, par suite de l’impossibilité d’écouler des livres dans le milieu où ils vivent, à voir les œuvres de leur intelligence s’égarer, s’oublier, , et souvent se perdre dans les feuilles éphémères qui leur servent à la fois de berceau et de suaire ». Nonobstant cette dispersion, et ce déficit qui confère à l’écriture un caractère éphémère et fragile, les écrivains poursuivent l’installation d’une véritable institution littéraire. Ce sera, par exemple, la fondation d’un cénacle littéraire connu sous le titre d’École de 1836. Les frères Nau (le poète Ignace, le journaliste et économiste Eugène, l’historien Émile), les frères Ardouin (les poètes Céligny, Coriolan, l’historien Beaubrun) publient des œuvres fortement marquées par l’esthétique romantique. Mais il devient urgent de se détacher de ce type de catégorisation, eurocentriste, qui aura souvent été reprise aussi par la critique haïtienne. Ce qui se publie dans ces années est d’abord un véritable corps de textes fondateurs, écrits par des auteurs qui délimitent peu à peu des lieux discursifs qui s’écartent des canons européens, comme, de fait, ces mêmes européens le leur reprochent. Ignace Nau (1806-1845) publie Le Livre de Marie (poèmes), Pensées du Soir (poèmes), ainsi que des nouvelles : Le Lambi, Épisode de la Révolution, Isalina, notamment dans les revues Le Républicain, puis l’Union. Il est considéré comme un des premiers écrivains nationalistes haïtiens, et certaines de ses nouvelles revêtent un caractère inaugural, même si on leur reproche, notamment en France, la trop grande part laissée au créole, et cette veine trouve également sa ressource dans les histoires des temps passés, celles d’avant la catastrophe de l’arrivée de Colomb. Ce nationalisme n’est pas d’approche étroite : il n’est qu’un aspect d’une réflexion et d’une revendication qui prend en charge la totalité de la présence haïtienne. Depuis les années 1840, un certain nombre d’auteurs ont commencé à interroger les conditions d’émergence d’Haïti, en tant qu’État, mais aussi en tant qu’espace anthropologique qui contredit les assertions du racisme scientifique, celles qui peu à peu vont constituer un des soubassements des sciences humaines et sociales européennes. C’est par exemple l’Haïtien Linstant – et non Schoelcher comme on le pense encore souvent -, qui reçoit en 1840 le prix Grégoire de la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, pour son Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des Blancs contre la couleur des Africains et des sang-mêlés, qui semble avoir eu un retentissement dépassant les frontières françaises. Il sera aussi un historien du droit haïtien. L’essai, documenté, fait figure de critique de l’eurocentrisme, avant la lettre. Il est souvent véhément, notamment quand il évoque la naissance d’Haïti dans le sang : « Haïti a des pertes à réparer : ses flancs ont été sans cesse ouverts par l’opération césarienne de la guerre intestine, ses blessures ne sont pas toutes cicatrisées. (…) Existe-t-il une puissance contemporaine qui ait fait en moins de vingt-cinq ans, plus et autant que la république d’Haïti dans le cours de la même période ? Non, sans doute ; mais il suffisait que ce fut des nègres et des mulâtres, pour que certaines gens se crussent dispensés de leur tenir aucun compte de leurs efforts, et des circonstances difficiles qu’ils ont eu à vaincre. Accoutumés ensuite à voir l’univers dans Paris ou Londres, ces gens traitent de sauvage et de barbare tout ce qui n’approche pas de ce type. Si une nation n’a pas un opéra, un boulevard des Italiens, un parc de Saint-James ou du Regent, elle n’est qu’une pécore Eh! messieurs, donnez-nous donc le temps. Quand vos pères se contentaient des rues étroites, boueuses et puantes de leur chère Lutèce, ou de leur vieille cité de Londres ; quand vos rois étaient heureux d’habiter des palais moins somptueux que le salon du plus mince notaire ou du plus chétif homme de lettres, ils ne songeaient guère, au milieu des difficultés qui les environnaient, à se donner tout ce cortège luxueux sans lequel il n’existe point, suivant vous, de civilisation ». Tout aussi importante pour l’auteur est l’articulation entre la civilisation et l’esclavage : « Ainsi, nous voyons l’esclavage des nègres venir de l’Inde, traverser l’Egypte, la Grèce, de là passer à Rome, et enfin s’arrêter en Ibérie : ce fut aussi la marche de la civilisation ». Et c’est bien à une relecture de l’histoire européenne qu’il invite le lecteur : « … le préjugé colonial descend en droite ligne de la distinction qui existait en France entre les diverses classes de la société. Qu’étaient les vilains ? les roturiers ? C’était, pour les nobles, une vile canaille, à qui on donnait les épithètes les plus humiliantes ; soumis aux caprices et aux bon vouloir des seigneurs. De droits, elle n’en avait aucun ; de devoirs, elle les avait tous. Sans doute, si les vilains et les roturiers eussent été des nègres, les nobles de cette époque n’eussent pas manqué d’attribuer à leur couleur l’ignorance et la dégradation dans laquelle ils furent plongés ». Les enjeux posés par Linstant dépassent de loin le seul cadre haïtien, et c’est plutôt le champ émergent des sciences humaines qui est l’objet de son texte, une certaine façon de lire les constructions sociales et de les raconter. On perçoit ainsi une certaine façon de sortir l’histoire de ses absences, depuis l’invisible social, et de raconter une histoire de France depuis son extériorité, ou de ce qui dans l’histoire de France est considéré comme son extérieur, ou mieux sa marge refoulée. En Haïti même, la question est posée dans le rapport à la construction du récit national par les historiens. En 1847 Thomas Madiou, qui a accompli sa formation en France entre 1824 et 1835, publie son Histoire d’Haïti, qu’il écrit essentiellement à partir des témoignages d’hommes politiques et de survivants des guerres d’indépendance. On doit imaginer le jeune Thomas pendant ses études au lycée, et à la faculté de droit à Paris écoutant les remarques, lisant les pamphlets anti haïtiens qui pullulent encore. Il accomplit une œuvre décisive, dont le retentissement résonne longtemps, jusqu’au milieu du XXème siècle : c’est l’exemplarité même de l’histoire d’Haïti dont il met en avant la modernité et la cohérence avec le souffle révolutionnaire qui a traversé les mers, tout en mettant en avant l’Afrique toujours méprisée, et inscrivant les bouleversements révolutionnaires dans une histoire au long terme : « Pendant deux-cent-soixante-douze ans, l’esclavage régna en Haïti : époque de souffrances et de gémissements. La race africaine se serait peut-être éteinte si l’heure de 89 ne s’était ouverte. (…) [L’Africain] ne transigea jamais sur sa liberté. Le jour qu’il sortit de ses liens, il se présenta devant ses maîtres auxquels il ne devait rien, avec la force morale d’un être envers lequel on a été injuste et qui reprend des droits qu’il n’avait jamais consenti à aliéner. C’est le martyr des premiers siècles du christianisme qui, après avoir été torturé, mutilé, est demeuré homme. (…) L’histoire de cette lutte est à la louange du génie africain, de ce génie chaleureux, entraînant qui, dans l’antiquité, domina la terre : de ce génie qui anima les Augustin, les Cyprien, pères de l’église, dont la voix éloquente fut si prépondérante dans le triomphe du Christianisme ». Même s’il reprend un stéréotype couramment rappelé, il n’en demeure pas moins que le point de vue adopté énonce un déplacement du champ. Ce texte va de pair avec un éloge de ce qu’on appelle depuis le métissage, et cet éloge est en grande partie fondé sur la considération suivante : il n’est point de races pures. Il insiste néanmoins fortement sur l’apport africain, tant dénié par l’écriture coloniale. Mais il compose aussi les terribles événements de ce récit national, incarnant dans les lettres les figures de la révolte, racontant les épisodes qui figurent la mise en action de cet héroïsme. Le récit de l’assassinat de Dessalines fixe un moment crucial des commencements de l’histoire politique de l’île indépendante, par exemple. Mais Madiou n’est pas le seul à s’atteler à l’entreprise de fondation d’un récit national. Beaubrun Ardouin publie en 1832 une Géographie de l’Île d’Haïti, puis de 1853 à 1865 ses monumentales Études sur l’histoire d’Haïti suivies de la vie du général J.-M. Borgella. Son souci est de replacer l’exemplarité révolutionnaire haïtienne au sein du mouvement des colonies du continent américain vers les indépendances. Si Madiou met en avant la réussite de l’insurrection et les hautes figures qui l’ont menée, Ardoin s’attache d’abord à nommer le déplacement du point de vue. Son projet est résolument celui de la contr’histoire : « En publiant des Etudes sur l’histoire d’Haïti, je crois avouer que je n’ai pas la prétention d’écrire l’histoire de mon pays, bien que ces études doivent l’embrasser entièrement . J’ai seulement voulu essayer de l’examiner au point de vue naturel à un Haïtien, et par opposition à tant d’auteurs étrangers qui ont eux mêmes considéré cette histoire à leur point de vue ». Le déplacement est donc bien un enjeu essentiel de cette histoire : l’origine du récit est tout aussi importante que le récit lui-même. Et ce déplacement vaut aussi pour l’exercice de la langue. Madiou et Ardoin terminent leurs introductions en en appelant, avec beaucoup d’ironie, à la mansuétude du lecteur éloigné. « Si cet ouvrage trouve quelques lecteurs à Paris, ils y verront beaucoup d’incorrections dans le style, encore plus de fautes contre les règles de la grammaire : il ne leur offrira aucun mérite littéraire. Mais ils ne devront pas oublier qu’en général, les Haïtiens ne bégaient les mots de la langue française, que pour constater en quelque sorte leur origine dans les Antilles », écrit Ardoin, tandis que Madiou demande l’indulgence « quant à ce qui concerne le style de cet ouvrage ; je me suis efforcé seulement d’être correct, car à 1800 lieues du foyer de notre langue, dans un pays où presque toute la population parle créole, il est presque impossible que le français ne subisse pas l’influence de nombreux idiotismes que cependant j’ai tâché d’éviter ». La prétention linguistique impériale est ainsi quelque peu égratignée. L’écriture de ce grand récit national qui vient comme en contrepoint de celui de la réussite puis de l’effondrement de la colonie est dans la même période travaillée vers son amont. Il y a une histoire d’avant celle de la colonie. Émile Nau publie en 1854 son Histoire des Caciques d’Haïti, qui est à la fois une mine de renseignements pour les historiens, mais aussi un extraordinaire bouquet d’imaginaire, sur les disparus d’Haïti, ces êtres qui semblent la hanter depuis la fin de la première occupation espagnole. Nau recense les histoires de cette disparition, construit un récit à partir des bribes éparses, dresse les portraits des figures héroïques des luttes désespérées de cette fin annoncée : il reprend par exemple cette parole d’un cacique qui se plaint que les soldats espagnols « mangent » le pays à pleines dents, et que leur appétit semble insatiable. Il interroge le souci civilisateur, en raconte la fange. La colonie de Saint-Domingue est résolument ouverte comme l’envers du discours européen : « Il était, en effet, devenu extrêmement facile d’obtenir des concessions de terre ; et, quant aux lots d’esclaves, le premier venu se les arrogeait. Il n’y avait qu’à en prendre autant que l’on voulait dans la foule misérable du pays conquis. À ce prix, tout petit colon s’érigeait en maître et grand seigneur. C’était une féodalité bâtarde, grossière, sans frein, une parodie, qui est devenue sérieuse, de la féodalité européenne ». Mais le pire, aussi, est à venir, et concerne l’inversion des postures, le glissement de la philanthropie vers l’exploitation, comme si les deux pratiques cohabitaient dans une étrange et inquiétante contiguïté : « … on venait, et, depuis, on est venu souvent du Vieux-Monde avec les meilleurs sentiments, et on dirait qu’en respirant l’air d’Haïti, on respirait la haine et le mépris pour la multitude asservie. Il est étrange, mais il est bien vrai que le spectacle de cette profonde misère qu’on nomme la servitude a toujours plutôt endurci qu’attendri les cœurs. Que de philanthropes, ou à peu près, sont devenus des maîtres impitoyables, ou, au moins, des indifférents incurables ! Et y eut-il jamais de fléau plus terrible dans les colonies qu’un proconsul, se faisant fort de détester les esclaves, après les avoir portés dans son cœur ? ». Dans cette quête des peuples disparus, il n’est pas jusqu’à la langue dont Émile Nau tente de retrouver les bribes, comme de la géographie humaine, les découpages des cacicats, et Eugène Nau, la flore originelle de l’île. Car, et c’est un fait souvent laissé de côté, la faune et la flore originelles ont quasiment disparu, remplacées par des animaux et des plantes à usages coloniaux. C’est aussi depuis cette absence que se compose le récit national. Mais aussi, ce travail historique qui prend en charge les perspectives, s’attache à préciser des figures, comme Saint-Rémy qui publie en 1839 un Essai sur Henri-Christophe, général haïtien, comme aussi à l’établissement de textes, puis en 1850, une Vie de Toussaint-Louverture. En 1851, le même Saint-Rémy, des Cayes, Haïti, comme il aime à se faire identifier, publie les Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti de Boisrond-Tonnerre. Ce dernier avait été, on s’en souvient encore, l’auteur présumé de cette phrase qui pose de manière radicale la légitimité haïtienne de la révolte : « Pour dresser l’acte de naissance de notre liberté, il faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, et pour plume une baïonnette ». Le critique de la Bibliothèque universelle de la ville de Genève (publié en 1851) se souvient lui aussi de cette tirade : « Voilà bien l’énergique expression de la soif de vengeance qui animait les noirs. À peine échappés aux plus rudes esclavage, c’est le massacre de leurs anciens oppresseurs qui est le premier et presque l’unique but qu’ils poursuivent. La liberté n’est, à leurs yeux, que l’essor de passions longtemps contenues qui vont enfin se donner carrière. C’est la barbarie qui triomphe de la civilisation, mais il faut reconnaître que les fautes de celles-ci méritaient un tel châtiment. On n’avait rien fait pour rendre l’esclavage moins odieux ; au lieu d’une tutelle protectrice et salutaire, c’était une détestable oppression qui foulait aux pieds tous les droits de la nature humaine ». On perçoit le recenseur genevois quelque peu à la gêne, dans la mise en avant de l’articulation de la barbarie et de la civilisation. Puis, en 1853, Saint-Rémy publie les Mémoires du général Toussaint-Louverture, écrits par lui-même, pouvant servir à l’histoire de sa vie, qu’il fait précéder d’une étude historique et critique. Il fait connaître un texte réflexif essentiel, qui trace le dessein du héros de l’indépendance. Mais son étude est aussi un temps argumentatif important : ce qu’il remet en cause est bien la catégorisation scientifique européenne, qui veut établir une hiérarchisation des races : « … la science qui voudrait condamner l’intelligence du nègre, en la frappant de stérilité, n’est fondée sur aucune expérience positive. ; tout y est à l’état d’hypothèse plus ou moins hardie, plus ou moins ingénieuse ». En même temps il raconte la découverte du manuscrit original de ces mémoires, que l’on croyait perdu. Il est aussi un écrivain en exil, qui trouve dans les bibliothèques parisiennes la matière de ses recherches. C’est déjà une patiente archéologie que doit mener l’écrivain haïtien, puisqu’encore une fois, même les restes de Toussaint sont dispersés, rendus anonymes. La geste historique doit alors se poursuivre sur le terrain de la fiction. LA SCENOGRAPHIE DE LA LEGITIMATION Il revient à Emeric Bergeaud d’en construire alors la représentation symbolique. En 1859 paraît Stella, livre posthume d’Emeric Bergeaud, considéré comme le premier roman haïtien. Il est publié à Paris. Texte hybride, il articule le roman et l’histoire, sous la forme d’un récit allégorique et épique qui réunit la plupart des figures qui seront récurrentes par la suite. Ainsi, le texte a pour objet de raconter la lutte contre le Colon, la fondation de la nation haïtienne sur des valeurs morales qui dépassent le crible colonial de la coloration de la peau. Il vise aussi à rendre compte de la fragilité des acquis. La condamnation de l’oppression dénonce aussi le régime institué par l’empereur Faustin à partir de 1849. Dans le roman haïtien, on retrouvera souvent cette procédure à double détente : le rappel de l’origine grandiose est aussi destinée à fustiger les despotes en place, comme la défaite tragique des forces de progrès. Mais on rencontre dans ce livre d’autres procédés qui peuvent être récurrents dans le roman haïtien : interventions directes du narrateur, qui peut accompagner ou même commenter les discours des personnages, dès lors qu’ils décrivent la société haïtienne ; silence sur certains pans des traditions populaires, en particulier du vaudou, dont l’inverse constituera dès lors un des puissants moteurs de l’écriture ; interrogations sur le sens même de ce récit qui est composé. Le texte, en effet, ne cesse d’interroger le lecteur sur les conditions même de l’écriture d’une histoire d’Haïti, et ce questionnement témoigne aussi du bouillonnement des idées dans cette période des Madiou, Saint-Rémy et Ardouin – ce dernier étant l’éditeur du livre de Bergeaud. Il est enfin un aspect qui n’est pas le moindre : le texte est composite, traversé de souvenirs culturels, d’inventions mythologiques, de rémanences des fondements même de l’existence d’Haïti. Sa lecture renvoie le lecteur à d’autres échos d’un même composite dans le texte. On songe, par exemple à Ollivier, à Franketienne, à Fignolé. Il importe alors de considérer qu’un mouvement est lancé, de façon cette fois décisive. On n’en est plus à la recherche de ressources : la présence littéraire haïtienne se taille une place dans la vaste scénographie littéraire à la fois internationale, francographe et proprement haïtienne. On mesure la réalité du déplacement, et de la présence avec laquelle il est impensable de ne pas compter, même si de loin en loin, d’autres méprises subsistent. Mais il devient rapidement impossible de soutenir, comme le fait par exemple Alexandre Bonneau, dans son article publié dans La Revue contemporaine en 1856, « Les Noirs, les Jaunes et la littérature française en Haïti », que le problème de cette littérature est d’en rester à « un pâle reflet de nos livres et de nos feuilletons », même si cet argument a été bien souvent repris, y compris par la critique haïtienne. Mais le publiciste en question est un de ces écrivains problématiques, tenant de la théorie généralisée de l’aryanité, qui s’est en France constituée comme une doxa, et il se perd dans des considérations désormais insupportables sur l’articulation entre race et littérature. Son appel résonne comme le témoignage d’une illisibilité de cette présence littéraire haïtienne : « Que les écrivains d’Haïti suivent l’exemple des romanciers américains ; qu’ils sachent créer une littérature africaine, américaine, tropicale et haïtienne, et le jour où, sans cesser de respecter la langue française , ils auront trouvé l’originalité ou, en d’autres termes, stéréotypé dans leurs livres la nature vivante qu’ils ont sous les yeux, ce jour même ils auront conquis en Europe les lecteurs qui leur font défaut aux Antilles ». Cet appel à l’exotisme généralisée, on l’interprète ici comme la continuation de l’exploitation coloniale : après le sucre, le café et l’indigo, Haïti devrait s’inscrire dans l’exploitation de son imaginaire littéraire ! Le même Bonneau publiera en 1862, Haïti. Ses progrès – son avenir, avec un précis historique sur ses constitutions etc., un ouvrage dans lequel il poursuit sa stigmatisation des noirs d’Haïti, redonnant un nouveau tour à la contemption du pays, discours dévalorisant qui sera repris largement par des continuateurs. Or c’est justement cette emprise du préjugé qui vient oblitérer la véritable considération de ce déplacement qu’opère le texte haïtien. Désormais, le texte haïtien est perçu de façon significative dans les centres de reconnaissance littéraires, notamment Paris en cette seconde moitié du XIXème siècle. Les années 1860-1880 voient ainsi l’émergence d’une école patriotique, dont le représentant le plus connu est Oswald Durand (1840-1906), chez qui l’inscription du terroir dans le texte devient un axe primordial. Tertulien Guilbaud (1856-1937) et Massillon Coicou (1867-1908), leur cadet, accentuent quelque peu les motifs nationalistes et patriotiques de cette poésie. Ils ont fort à faire : le pays est l’objet d’un racket international, sous la menace de canonnières, qui n’hésitent pas à aller loin dans l’intimidation. Poésie nationaliste, sans aucun doute, mais au-delà de la revendication parfois grandiloquente de l’hymne du Chant National de Durand– mais n’est-ce pas là une rhétorique obligée – qui proclame que « L’indépendance est éphémère / Sans le droit à l’égalité ! », c’est avant tout une poésie de l’inscription dans l’exemplarité haïtienne, avant toute chose. Poésie du collectif, de la revendication à un dépassement des catégorisations épidermiques, elle nomme à la fois l’intime et le politique. Ainsi, le très célèbre Choucoune de Durand, écrit en haïtien, décrit une situation de dépit amoureux causée justement par un schéma collectif de dépréciation : c’est un étranger, « Gnou p’tit blanc (…) / P’tit barb’ roug’, bell’ figur’ rose », qui, par le seul fait d’être là, séduit la jeune femme. Le héros qui passe de sujet racontant à objet du court récit est laissé sur la touche : « Choucoun’ quitté moin, dé pieds moin lan chaîne ! (Choucoune me quitte, mes deux pieds sont dans les chaines ! )». Immédiatement, c’est le souvenir du pouvoir du maître qui remonte à la conscience, et on ne saurait pas ne pas le considérer. Tout un registre de souffrances rejaillit, mais qui pour le lecteur occidental, appartient à un hors-champs. François Coppée, cependant, fut un des poètes français qui reconnut la présence poétique de Durand. Sans doute, la poésie du quotidien, comme la ferveur nationaliste permirent aussi cette rencontre. Il est vrai qu’Haïti est une proie de choix pour des ombres carnassières : les intimidations se succèdent, le pays est malmené par les visées étrangères, qui manipulent à l’envi des factions rivales, entretenant guerres civiles et renversements de régimes. Massillon Coicou, poète mais aussi dramaturge, et romancier, est un des ferments de la résistance à l’emprise étrangère qui s’étend sur le pays. Il célèbre la geste héroïque de la guerre initiale, mais sait aussi reprendre ce qui chez les étatsuniens neutralise les idéaux de la fondation : « … dans tous ces accès où, pareils à tant d’autres, / Vous vous montrez lâches et fous, / Nous en appelons moins à nos aïeux qu’aux vôtres / Des attentats commis par vous ! », écrit-il dans Yanquisme. Cette conscience aiguë des dérèglements de la parole, et de la pensée, dépasse l’ordre du politique. Demesvar Delorme, mène une inscription très particulière de l’espace haïtien, dans son œuvre. Ainsi dans son volumineux essais, Les théoriciens au pouvoir, paru en 1870. Il s’agit d’une somme politique, idéologique et littéraire, qui met en scène des conversations dans la campagne haïtienne entre deux jeunes hommes : comme des lodyans, ils examinent le rôle et l’action politique positive d’une lignée d’hommes de lettres, de Périclès à Lamartine. Delorme défend l’idée que les littérateurs sont les mieux placés pour défendre la démocratie la plus éclairée et surtout la plus efficace. Au fur et à mesure que se déroulent les arguments des deux interlocuteurs, le lecteur assiste à une inscription de ces conversations dans le paysage haïtien. Cette inscription a pour pivot central la description de la Voûte à Minguettes, par laquelle Delorme se réapproprie la profondeur temporelle haïtienne: les deux hommes s’avancent dans la grotte vers la trouée de lumière, enfoncés jusqu’aux genoux dans le guano accumulé depuis trois siècles, et posent leur regard sur l’ancien autel taïno: « Ces tas de pierre, la forme l’indique, c’étaient les autels des Caraïbes. Là s’agenouillaient les prêtres, suivis de caciques, les rois légendaires de ces forêts. Derrière eux se pressaient la foule des fidèles, pieuse et docile, remplissant de ses cantiques ces voutes solitaires, qui n’entendent plus, depuis trois cents ans, que le cri de l’oiseau qui les traverse. Là s’accomplissaient ces rites primitifs dont l’innocence et la naïveté formaient une adorable poésie. Là, durant une longue suite de siècles, se sont célébrées les cérémonies de la religion agreste de ces hommes confiants, qui espéraient se rapprocher après la mort du Dieu de la nature leur enseignait. Ce Dieu ne leur disait pas de haïr et de tuer ceux qui croyaient autrement qu’eux ; et ils n’ont jamais pu comprendre comment des hommes venus de si loin et à qui ils n’avaient fait aucun mal, pouvaient répandre le sang avec si peu de scrupule, pour leur faire accepter une religion meilleure que la leur. (…) Aux deux extrémité de ces autels sans art, que les fleurs de la forêt ornaient seules dans les grands jours, on mesure de l’oeil dans toute leur longueur les deux ailes latérales, dont la paroi, crayeuse et blanche, fait l’effet d’un mur blanchi à la chaux. Elle conserve encore, parfaitement lisibles, des inscriptions, des dates et des nomss, charbonnés depuis la fin du seizième siècle, par les Européens qui cherchaient des données sur cette race des Caraïbes entièrement disparue, et dont il ne reste pas un seul descendant dans toute cette grande île. Des noms espagnols surtout y sont inscrits avec les dates les plus anciennes, et désignent ainsi les premiers étrangers qui y sont entrés après la conquête et l’extermination. ». C’est à partir de ce silence, la trace de l’extermination originelle, que Delorme repense le fait haïtien, dans ses déclinaisons tout à la fois réelles, imaginaires et symboliques. Il traite ainsi du vaudou comme d’une religion à l’origine d’une société possible et non comme d’une pratique dégradée et dégradante. C’est la réalité paysanne qui est ainsi inscrite dans une écriture qui se donne d’emblée comme volontiers marquée du sceau de l’hybridité. Ses romans Francesca, les jeux du sort (1870) et Le Damné (1877) n’ont pas été appréciés par les lecteurs haïtiens. Ils racontent des histoires qui se déroulent en Europe, aux XVème et XVIème siècles. On leur reproche de ne pas représenter la réalité haïtienne. On n’y a pas vu que le projet de Delorme était justement celui d’une sortie de l’enfermement exotique : il y raconte de terribles histoires dont la toile de fond est la constitution de ces nations européennes, et la difficulté renforcée par le préjugé de réaliser des contacts culturels. Ce sont des romans de la déliaison, et qui disent la force des fonds irrationnels, et s’y déploie un pessimisme grandissant quant à la survie d’Haïti. Dans La Misère au sein des richesses, Delorme rappelle, chiffres à l’appui, combien le pays était riche, sous la colonie, mais aussi combien la défaillance morale, l’incurie, les prébendes, l’incitation au mal politique, après l’Indépendance, ont ruiné les familles, abîmé les paysages et réduit les cadres mentaux propices au développement. Il décrit de façon saisissante le règne de Faustin 1er comme un régime totalitaire avant la lettre, caractérisé par «un silence effaré», «un ordre muet, né de la stupeur». Ce silence a accentué, pour Delorme, le repli sur soi des différents groupes sociaux, et empêché l’émergence d’un véritable projet de société intégrateur, tandis que se développait, sous Geffrard puis sous Salnave, un discours politique caractérisé par l’emphase et la grandiloquence. Il décrit son pays comme enfoncé dans la déshérence et dont l’improductivité est considérée comme un signal pour les puissances colonisatrices, notamment les États-Unis, où le sort des Noirs est pitoyable. Il prédit un avenir sombre si le pays est annexé: «Si jamais, Haïtiens, vous perdez votre nationalité, ce dont Dieu vous garde! vous n’aurez pas chez vous le droit de parler en hommes». Il montre combien, pour les occidentaux, «la raison est circonscrite dans le préjugé», et combien désormais les intellectuels haïtiens doivent faire effort pour redonner à leur pays un rang élevé dans le concert des nations. Ses quasi contemporains, le médecin Jouis Joseph Janvier et Anténor Firmin, membres de la Société Anthropologique de Paris, publient dans le dernier quart du XIXème siècle, des œuvres majeures : De l’Égalité des races humaines (1885), de Firmin, est une réponse de poids aux affirmation de Gobineau, mais surtout des anthropologues de son temps. Janvier reprend aussi la critique du préjugé de couleur, désormais installé dans la pensée scientifique et commune avec l’assurance d’une évidence, mais s’en prend également violemment aux représentations dégradées d’Haïti, qui saturent l’imaginaire occidental, tourné désormais vers des politiques impériales, et qui confinent à une forme particulière de ventriloquage, contre laquelle il est urgent, pour les intellectuels haïtiens, de résister. C’est Janvier qui s’en prend avec le plus de ténacité aux allégations des publicistes français, car ce qu’il perçoit aussi, c’est que ces Granier de Cassagnac, La Selve et Cochinat, ou Bonneau, ne sont que des poissons-pilotes qui informent des officines où l’on discute des perspectives de colonisation. Car cette façon de dire Haïti, de la recouvrir de discours qui prétendent en dire la vérité s’apparente à une procédure visant à la démentification du pays et de ses habitants. Firmin et Janvier perçoivent et analyse le vaste mouvement de construction de la modernité en France. Ils perçoivent en même temps qu’Haïti est l’espace même de l’anti-modernité. C’est celui de la décrépitude, du fait de la fin de la colonie. INTERMEDE DU DISCOURS COLONIALISTE : LES REVANCHARDS En 1844, Adolphe Granier de Cassagnac publie Voyages aux Antilles françaises, anglaises, danoises, espagnoles, à Saint-Domingue et aux États-Unis d’Amérique. On peut y lire des notations d’une extrême brutalité : la population y est décrite comme misérable et majoritairement mendiante. Les noirs, en particulier, sont d’une paresse qui confine à l’animalité : « En général, les nègres d’Haïti sont beaucoup trop abrutis, et beaucoup trop misérables pour s’occuper d’autre chose que des deux liards de bananes qu’il leur faut chaque jour pour ne pas mourir de faim ». Toute la relation de voyage de Granier de Cassagnac tourne autour de cette considération de la décrépitude et de la nécessité d’établir avec les Haïtiens des rapports de force : « Les nègres ne comprennent bien que deux choses : un coup de poing et un coup de sabre. Celui qui les applique le mieux est un héros. Il faudrait donc avoir pour agents diplomatiques, à Haïti, que des militaires et des plus braves ». La splendeur passée s’efface, et il est juste que ce non-État ait dédommagé les enfants des planteurs. Pour le reste, les habitants de ce pays s’effondrent dans le simulacre et dans la mise en scène quasi carnavalesques, et, de toutes les manières, improductives : « La misérable jalousie, la haine insensée contre les Européens s’est maintenue ; l’industrie, l’intelligence, les capitaux des blancs, qui auraient seuls pu rendre à Saint-Domingue sa splendeur passée, sont repoussés ; la république reste sans direction agricole ou commerçante ; les quelques hommes capables qu’elle possède ne désirent que des places ; tout le monde veut commander ; les beaux habits, les beaux chevaux, les belles femmes sont le point de mire des ambitions ; la population des villes reste oisive ; la population des campagnes reste pauvre ; enfin, de quelque côté qu’on regarde, on voit partout des symptômes de dissolution et nulle part des symptômes de vie ». Cette caractérisation mortifère d’Haïti va être prolongée par les autres voyageurs et littérateurs. Alexandre Bonneau, dans son texte de 1856, accentue encore le sillon, l’enfonçant profondément dans le terreau des théories racialistes qui sont désormais bien installées : « Les noirs, dans notre opinion, constituent une race inférieure. (…) Or, toute race inférieure est destinée à disparaître. (…) L’histoire nous montre, à ses premières lueurs, des peuples, des variétés humaines qui, depuis longtemps, sont descendues dans les ténèbres de la mort. (…) Ou les nations européennes sont les plus cruelles, les plus perverses, les plus abominables des races humaines, ou elles accomplissent nécessairement, fatalement, aveuglément même, une loi mystérieuse et un décret de la Providence. La seconde manière d’envisager la question est la seule évidemment à laquelle il soit possible de s’arrêter. La force n’est pas donnée au hasard et sans but aux peuples ou aux races qui la possèdent. Elle a son instinct auquel nous obéissons sans nous en douter. (…) Il est de l’essence même de la civilisation de régner sans partage. Elle a pour mission de transformer les peuples sauvages ; mais si elle ne trouve pas en eux les éléments d’une assimilation rapide, elle les tue en les combattant ou en les refoulant, et par le commerce plus sûrement que par la guerre, car, en achetant leurs produits, elle leur vend les siens, et les sauvages ne lui demandent que des armes pour s’entr’égorger ou des boissons alcooliques pour s’empoisonner en masse et tarir en eux les sources de la vie ». Mais ce discours prend réellement l’allure d’une salve avec Meignant, La Selve et Cochinat. Le spectacle du monde, tel qu’il est décliné dans les relations de voyage, vient confirmer la validité de ces thèses, et permettent de vérifier qu’Haïti est justement le lieu manifeste du déclin, puis de la décrépitude, signes manifestes de l’inégalité des races. Victor Meignant est un voyageur professionnel, qui rapporte de ses pérégrinations des livres, des conférences, qui font rêver le public. Après les Indes Orientales, il « explore » les Indes Occidentales, et en donne le détail dans Aux Antilles, en 1878. Son premier soin est de banaliser la question de l’esclavage, en l’introduisant dans la perspective civilisationnelle apaisante des occidentaux : « L’Europe, après la découverte de cet archipel, a compris que pour les défrichements il était besoin de travailleurs habitués aux climats torrides ; elle a compris que ces travailleurs nombreux devant obéir à un nombre restreint de colons, il fallait qu’ils fussent soumis à des lois particulières. Qu’a-t-elle fait ? – Elle a mis à profit l’esclavage d’Afrique, et quel esclavage ! Elle a été, non pas s’emparer de vive force des sauvages libres qui habitent cette partie du monde, mais elle y a été chercher de malheureux esclaves sur lesquels s’exerçait le droit de vie et de mort, auxquels on infligeait les plus mauvais traitements, pour les placer en Amérique sous des maîtres intelligents, civilisés, et dont les actes vis-à-vis de leurs nouveaux serviteurs devaient aussi être contrôlés par des règlements sévères. L’Europe, non pas en établissant, mais en transportant ainsi l’esclavage aux Antilles, avec des réformes importantes, a donc fait en somme une œuvre humanitaire, je ne dis pas suffisante, je suis loin de le penser, mais réelle ». Il n’en demeure pas moins que le pays semble voué à une barbarie définitive depuis l’indépendance. Bien évidemment, ce retour à la barbarie s’accompagne d’un franchissement régressif de la ligne de couleur. Le point de fuite de cette régression est bien entendu le culte vaudou. Nous retrouvons ici une anecdote narrée par plusieurs littérateurs, et qui a du se transmettre de voyageur en voyageur : « … en Haïti, certains hommes, dont la réunion forme un groupe assez compacte [sic] pour porter le nom de secte, immolent chaque année à Noël un pauvre enfant qu’ils se partagent et qu’ils avalent pour honorer la naissance du Christ. Ce n’est peut-être pas par cruauté qu’ils agissent ainsi, je veux bien encore l’accorder, non sans efforts; c’est, en tous cas, par fanatisme aveugle, par dégénérescence des grandes idées chrétiennes abandonnées à des sauvages africains qu’on a faits subitement des messieurs, que dis-je ! des citoyens, sans les instruire ». Car bien évidemment, tout l’enjeu est là : est-il possible de restituer Haïti à la civilisation ? Si la réponse est positive, alors quelles sont les conditions de ce retour ? En clair, est-il possible de ré-éduquer au milieu de ruines dont les auteurs ne sont peut-être pas tout-à-fait humains. A la rigueur, l’Église, et surtout ses prêtres, pourraient participer à cet effort, car : « Le peuple nègre est un peuple d’enfants, et, comme tous les enfants, il a un grand sentiment de la justice, le plus précoce de tous les sentiments. Aussi pratique-t-il la reconnaissance envers le prêtre qui, de tout temps, même sous le régime de l’esclavage, le soignait, le consolait, le soulageait ». Meignant est un anthropologue raciste cohérent. L’Église est en effet un des rares remparts encore possible contre la peste républicaine et égalitaire. Au nœud anthropologiste, Meignant ajoute, lui aussi, encore la corde politique, qui rapproche encore plus la description du texte haïtien de celle d’un laboratoire social : « Lors de mon passage, la couleur claire de la peau de M. Boisrond-Canal plaçait à droite les députés les moins foncés. Mais à mesure que le regard s’avançait vers la gauche, il voyait peu à peu les visages s’assombrir, et enfin il pouvait constater que le bout extrême, le centre de l’irréconciliable opposition, offrait l’apparence d’un gouffre noir, insondable, semblable au fond d’une gueule toujours ouverte, toujours béante, de quelque monstre repoussant. Comme jusqu’à présent je n’ai pas beaucoup fait l’éloge d’Haïti, je veux saisir cette occasion au passage et déplorer que chez nous on ait laissé usurper la couleur rouge, cette couleur si brillante, si étincelante de joie, si resplendissante, par un parti dont les idées, lorsqu’elles sont appliquées, ne présentent que des perspectives si lugubres et des avenirs si noirs. Sous ce rapport, la Chambre d’Haïti me semble plus rationnelle, puisque les députés de la gauche ont tous ces mots affichés sur la figure : La [sic] révolution, c’est le deuil ». Désormais, Haïti conjugue pour l’imaginaire dominant français toutes les difficultés et toutes les raisons de son impossible redressement. La culture haïtienne est portée par la mort. D’une façon moins sinistre, mais tout aussi déplaisante, un journaliste connu à Paris reprend le flambeau. Né en Martinique, Cochinat, fait en 1881 un voyage en Haïti. Lui-même semble déjà être l’objet d’une considération décalée. Le poète Théodore de Banville dresse de lui un portrait qu’on appréciera, et qui renvoie le lecteur à la condescendance courante pour les non européens : « Cochinat, qui fut envahi, / Tout vif, par la même teinture / Que jadis Toussaint-Louverture » . Ses chroniques parues dans la presse parisienne décrivent un pays décati, où la désaffection de l’État est à son comble, où les institutions sont irrationnelles, où le vaudou a remplacé l’ancienne splendeur coloniale. Les chroniques sont agrémentées de quelques remarques sur la lascivité stéréotypée des femmes haïtiennes. Ces chroniques déchainent la colère de Janvier. Mais Cochinat a déjà disparu. Il est en Martinique où il finira ses jours. La Selve, en revanche est autrement redoutable. Né en 1849, dans le Lot, il est professeur et voyageur. En 1875, il enseigne la rhétorique à Port-au-Prince. À son retour en France, il publie une Histoire de la littérature haïtienne , qui confère une large part à la poésie, et donne une appréciation plutôt positive des écrivains haïtiens, en particulier de Bergeaud. Il publie en 1880 Entre les Tropiques , récits d’anecdotes, qui prennent parfois la forme de lodyans, et traduisent un rapport mélancolique à Haïti, où il aurait laissé une femme amoureuse. En 1881, il fait paraître Le Pays des Nègres, qui est un récit de voyage. Ambiguïté et ambivalence caractérisent les points de vue de La Selve : d’une part, il peut faire sienne la célébration de la guerre d’indépendance, et la critique acerbe de l’inhumanité des soldats de l’armée Leclerc, qu’il reprend, en fait, des historiens haïtiens comme Madiou et Ardoin. Mais d’autre part, il présente aussi Toussaint Louverture comme un affreux coquin, Tartuffe et Mandrin fondus ensemble. Il y a à la fois de la fascination et de la haine dans le regard de La Selve, qui retransmet une imagerie d’épouvante, en ce qui touche les guerres d’indépendance. Mais il convient d’enquêter un peu, tant le personnage paraît surprenant, d’humeur changeante, presque. En effet, il n’est pas seulement un écrivain aventurier. Il dirige une sorte de think tank, dans lequel on étudie les champs possibles des colonisations à venir. En 1880, il fonde La Revue exotique qui est l’organe d’une Académie des Palmiers. En 1880, Victor Hugo, Léon Dierx, le Général Faidherbe, Lacaussade, Leconte de Lisle, Victor Schoelcher sont présidents d’honneur, et Ferdinand de Lesseps est président. Victor Cochinat est membre du comité. La revue disparaît à la fin de 1881. Elle reparaît à partir de 1889, disposant de plus de moyens, et appuyée sur la notoriété accrue de La Selve, plusieurs fois décoré (palmes académiques, légion d’honneur, Nicham Iftikhar), et récipiendaire de quelques prix décernés par des académies littéraires. L’Académie des Palmiers est devenue Alliance Universelle. Sur le modèle d’une Académie hiérarchisée, elle nomme des Hauts protecteurs, des Maîtres protecteurs etc. et voit son véritable essor après 1889 : des chefs d’États, des ministres, de nombreux académiciens et des écrivains en sont membres. On peut relever outre les noms cités plus haut, ceux de Cladel, Claretie, Pierre Loti, Jules Verne, parmi les écrivains, et du Bey de Tunis, du président Carnot, du général Rolland, d’Anselme Prophète (général et homme politique haïtien), du cardinal Lavigerie… L’Alliance Universelle attire à elle un nombre considérable de personnalités. C’est à la fois une société, mais aussi un lieu d’échanges, d’information et de conseil, sinon d’influence, voire d’intimidation. Il n’est pas de bon ton d’en refuser l’invitation. Ainsi l’écrivain haïtien, en poste à Berlin, Demesvar Delorme, dont La Selve a pillé les ouvrages, en particulier les Théoriciens au pouvoir et qui déploie des stratégies d’évitement pour ne pas faire partie de l’Association Universelle se voit qualifier de la sorte dans la Revue Exotique : « Plus d’infatuation que de talent… Plus de pose que de profondeur… plus de plagiat que d’originalité… Cerveau en déconfiture ». La Revue exotique a, semble-t-il, une triple fonction : elle reprend la tradition des littératures de voyage et de la découverte des curiosités, prolonge la visée exotique dans une vision ouvertement coloniale et enfin, est l’organe de communication des activités de l’Académie. On y trouve des articles attaquant fermement l’antisémitisme, des réflexions en faveur de l’abolition de la peine de mort également. La forte personnalité, reconnue publiquement, d’Edgar La Selve, semble maintenir la cohérence de l’ensemble. Les sujets sont variés, et portent autant sur l’évocation des hauts faits des membres de l’Association Universelle, sur les bizarreries de telle ou telle culture. Mais le principal enjeu paraît bien de désigner à l’autorité publique les territoires à conquérir. Haïti est évoqué par les correspondants sur place, à travers quelques anecdotes. Dans les dernières années, cependant, La Selve fait paraître en feuilleton son livre La République d’Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue, qui est une nouvelle édition, augmentée, du Voyage au Pays des nègres. Mais il publie surtout un roman, qui est en quelque sorte une réponse à Janvier. Le Général Cocoyo se présente comme une réponse extrêmement violente, où le préjugé racial le plus vulgaire l’emporte sur tout autre argument. Il s’agit d’une étude de mœurs, qui reprend les stéréotypes de la littérature de voyage, et de la représentation de l’espace haïtien, mais aussi des mœurs haïtiennes, tels qu’ils se manifestent à Paris. L’intrigue est simple : un gredin haïtien, Mésamour Cocoyo, assassine un Français vivant en Haïti, lui vole ses richesses, et vient les dépenser à Paris. Comme il n’est pas éduqué, il est sans cesse décalé par rapport aux réalités parisiennes, dépense tout son argent et se fait gruger par une espionne allemande, dont il est tombé amoureux. Il finit son existence à peu près clochardisé, et décide de rentrer en Haïti. Son compère en conseils et en apprentissage est l’éternel étudiant Januarius. On aura reconnu Louis Joseph Janvier, dépeint comme un être faible et verbeux. Quant à Mesamour Cocoyo, il semble bien que ce soit un double du général Anselme Prophète, membre de l’Alliance Universelle, généreux donateur, lors des souscriptions de la société (ses participations sont très nettement supérieures à celles des autres membres étrangers, comme le Bey de Tunis ou Carmen Syva, la reine de Roumanie). La préface est adressée à Schoelcher, coupable d’avoir prêté une oreille trop attentive aux « rastaquouères aux cheveux de laine et au teint de cirage, présents à Paris», lors de la parution, huit ans plutôt du Pays des Nègres. La suite du roman est à l’avenant : les tableaux haïtiens décrivent « nègres et négresses, (…) pêle-mêle (…) , dans une promiscuité rappelant les premiers temps de l’humanité » ; à Paris, Cocoyo se ridiculise tant et mieux. Il tente même de se faire blanchir, par des bains d’acide sulfurique, se déshumanise en tentant de se cultiver, se sépare de lui-même et se transforme en pantin ridicule. Au fur et à mesure de l’avancée dans le roman, les clichés et les stéréotypes du préjugé banal se multiplient et atteignent un niveau insupportable. Le discours scientifique et le regard sur Haïti, chez La Selve, s’épuisent dans les appréciations les plus injurieuses. Le roman est destiné, cette fois, à un plus large public que celui de l’Alliance Universelle. La Selve croise le roman exotique et le roman nationaliste, et enclenche désormais le discours populiste, traduction du récit scientifique. Haïti n’en finit plus de se défaire de cette image injurieuse qui a été le contrepoint du versant civilisateur de celui de la colonisation. HAÏTI DANS LA TEMPETE Haïti est en effet en danger d’occupation, en raison des troubles récurrents qui agitent le pays, mais qui sont la plupart du temps le fait de menées étrangères. Ces dernières font clairement obstacle au développement possible du pays, et les textes souvent, font part de la déploration des auteurs qui circulent, et voient le monde changer à grand pas. Janvier, dans un roman peu connu, Une Chercheuse, publié en France en 1889, met en scène le désastre colonial, et ce qui attend les pays endettés auprès des banques occidentales. Comme Delorme, il situe l’action de son roman ailleurs qu’en Haïti : le lecteur est transporté à quelques kilomètres de Paris, sur les bords de la Marne, où se déroulent la vie, les bonheurs et les déceptions de Mimose Carminier, qui a passé son existence à la recherche d’un amour entier, sans concession à la médiocrité. Le roman s’ouvre par la reproduction de la lettre de donation de ses biens, lettre dans laquelle elle affirme qu’elle s’est suicidée. On apprend qu’elle avait 42 ans. Sa domestique, venue ouvrir les fenêtres, la découvre et appelle à l’aide. Les notables du village de Bonneuil (près de Paris), où est située la maison, accourent, et font le constat de sa mort, tout en déroulant des commentaires stéréotypés, critiqués par le médecin qui les accompagne. C’est ensuite une anamnèse de la vie de Mimose, une sorte de lodyans post-mortem. Héritière d’une famille d’orfèvres et de joailliers de Bordeaux, elle est séduite par Foncine, un gandin qui l’épouse pour sa dot, afin de redorer un blason décati. Trompée par son mari, dont elle finit par obtenir le divorce, elle a des amants, mais qui se révèlent les uns après les autres des hommes d’une grande médiocrité morale et intellectuelle. Elle finit par rencontrer Edriss Gazy, un jeune homme égyptien, venu faire des études de médecine à Paris. Ils vivent heureux en Bretagne, puis en région parisienne, jusqu’au moment où, rappelé par son père pour participer à la lutte anti-coloniale, Edriss rentre à Alexandrie, et meurt lors du bombardement de la ville par les cuirassés britanniques, en 1882. Enceinte de lui, Mimose se suicide peu après avoir reçu le dernier message d’Edriss. Mal reçu par la critique, le roman est quelque peu oublié. Pourtant, on voit qu’il témoigne d’une mise en perspective de cette amplification de la menace coloniale, ainsi que de la revendication par son auteur à ne pas se laisser enfermer dans une vision étroitement haïtienne. Il s’agit avant tout de dire le monde depuis ce bout de terre si déprécié, et qui connaît, lui, les conséquences du désastre impérialiste. Mais en Haïti même, les troubles agitent le pays, à chaque changement de pouvoir. Coicou soutient Firmin, candidat aux élections présidentielles. Il est pris, les armes à la main, et fusillé, en 1908. Le pays est alors exsangue. Néanmoins, ces écrivains ont mis en jeu une manière de voir et d’écrire fondée sur un décentrement certain par rapport aux lettres françaises, et à ce qu’induit une conception clasique de la littérature. Il s’agit aussi de parvenir à mettre dans la bouche de ceux qui souffrent, la majorité des habitants du pays, considérés par les élites autoproclamées comme responsables de la dégradation économiques, alors qu’ils sont les premiers à en supporter les consquences. Dans une courte nouvelle de 1884, Le Vieux Piquet. Scène de la vie haïtienne, le même Janvier fait dire à un vieux paysan sur son lit de mort, les mots suivants, qui disent aussi l’état de tension que connaît la société haïtienne en ces temps : « Notre sang fut versé à flots. Encore une fois nous fûmes vaincus, écharpés, écrasés. C’est depuis lors surtout que, dans les livres qu’ils sont seuls à écrire ou qu’ils ont fait écrire, les fils des fusilleurs nous traitent de misérables, d’infâmes, de pillards et d’insolents ! Quelle menteuse canaille et quels bandits ! ». Ce cri, en revanche, sera entendu des générations d’auteurs qui arrivent. Vers 1900, autour de la revue La Ronde, poètes et romanciers tentent d’universaliser les thématiques haïtiennes et de prendre parti pour la défense de la langue française, perçue comme de plus en plus menacée en Haïti. Les poètes et les romanciers Georges Sylvain (1866-1925), traducteur et adaptateur de fables de La Fontaine, Seymour Pradel (1875-1943), Charles Moravia (1875-1938), Etzer Vilaire (1872-1951), Edmond Laforest (1876-1915), Léon Laleau (1892- 1979), Frédéric Marcelin (1848-1917), Fernand Hibbert (1873-1928), Justin Lhérisson (1872-1907) ou Antoine Innocent (1873-1950), inscrivent résolument le terroir et le parler haïtiens dans leurs œuvres. Cette volonté d’universalisation prend une double direction : inscrire le quotidien réaliste dans la trame des œuvres, et ouvrir le texte à un souffle métaphysique, comme chez Vilaire, par exemple, couronné par l’Académie française en 1912. Il en ressort des thématiques souvent mélancoliques, et des récits directement tragiques ou bien qui mettent en relief, au delà de la dérision face à la décrépitude, comme chez Lhérisson, la désaffiliation, voire la démentification des personnages. Ainsi dans l’œuvre prolifique de Frédéric Marcelin : il écrit une trentaine d’ouvrages, la plupart ayant trait à la société haïtienne, aux désordres économiques et financiers, ainsi qu’à la vie politique et économique du pays. Mais aussi, il publie des romans, considérés comme ceux qui ont durablement inspiré la construction d’une représentation de l’haïtianité dans la littérature. Il fait paraitre en trois ans, Thémistocle Épaminondas Labasterre (1901), La Vengeance de Mama (1902) et Marilisse (1903). Pour la première fois dans les lettres haïtiennes, c’est le retentissement dans les existences des désordres politiques qui est ainsi mis en récit, affectant aussi bien des membres de classes aisées, que le peuple : Marilisse est le récit de la vie d’une modeste blanchisseuse, de ses amours, jusqu’à sa triste vieillesse dans un taudis de Port-au-Prince. Thémistocle milite pour un politicien, son voisin Télémaque, qui, parvenu au pouvoir, s’y révèle un despote courant. Entré dans l’opposition, Thémistocle est abattu par la police. Mama, sa fiancée, parviendra à empoisonner le tyran, avant de se suicider. Mais l’haïtianité est aussi dans la langue et dans les stratégies éditoriales mises en avant par l’auteur : romans réalistes, ils reprennent des expressions en créole haïtien de certains personnages, ou bien évoquent des objets de la vie quotidienne propres à Haïti. Pour le lecteur français, les expressions sont traduites, presque systématiquement. En même temps, c’est une vision déprimée de la société haïtienne que donne Marcelin. Dans un passage célèbre du premier roman, Thémistocle monte de Port-au-Prince vers Kenskoff et Furcy, en compagnie de son professeur français, Hodelin. Celui-ci s’exclame : « Nulle part on ne jouit d’une semblable sensation de bien-être, de douceur de vivre, d’abandon de soi. Nulle part, on ne ressent cette volupté, ce frisson magnétique du rêve qu’on voudrait éternel, sans fin, sans réveil possible. C’est délicieusement morbide. Ces forêts sont enchantées. (…) Oui répond Épaminondas, beau pays en effet. Quel dommage qu’il soit souillé par le despotisme le plus abject !… ». Cette position politique, qui est aussi confirmée par de nombreuses interventions du narrateur dans les trois textes, est très éloignée de l’apologie et de l’hymne adressé aux pères fondateurs. Les écrivains vont désormais aiguiser encore le fil du rasoir par une double parole, et un double engagement : la lutte pour la reconnaissance du fait haïtien par la mise en récit de son quotidien, et la critique acerbe, parfois violente, contre le désordre social, et la tyrannie qui atomisent le pays. Les romanciers interrogent les raisons du ratage de l’entrée dans la modernité, et dans le concert des nations. Ce questionnement, et la façon dont il le pose, vaudront à Marcelin de solides inimitiés. Après avoir été administrateur des finances sous le gouvernement de Nord Alexis, il quitte le pays en 1908 et s’installe à Paris, où il meurt en 1917. Ce caractère tragique se retrouve également dans le beau roman d’Antoine Innocent, Mimola, ou l’histoire d’une cassette, paru en 1908. Le roman s’ouvre par l’évocation de l’origine, encore présente à la conscience : « Tante Rosalie avait reçu le jour sur les côtes du Dahomey ». Il raconte la lente est difficile acculturation de la jeune Mimola à son pays d’Haïti, à ses rites populaires, et, en ce sens, il opère une véritable plongée dans les cultes du vaudou, avec un regard ni condescendant, ni (trop) folklorisant. Tout se passe comme si, dans ce roman, la revendication était celle de l’ancrage dans une haïtianité reconnue par les formes culturelles et pas seulement par la glorification des Héros de l’Indépendance, et dans l’écoute patiente des formes populaires de cet ancrage. C’est aussi le moment où le signe naturel manifeste sa véritable force : deux femmes, appartenant à des classes sociales distinctes, et de phénotypes différents, se retrouvent parentes, après un pèlerinage à Seau-d’Eau. Mais c’est aussi, pour celui qui ne cesse de fuir cette réalité, l’effondrement dans la folie. Il est doublement coupable : par ce que Price-Mars nommera plus tard à la suite de Jules de Gaultier son bovarysme, mais aussi pour avoir failli à sa mission. Alors qu’il a mené des études à Paris, il refuse de venir enseigner les enfants d’Haïti. Les dernières lignes du roman le décrivent errant solitaire dans Port-au-Prince : « Il était fou décidément. Il croyait faire un voyage en France, et demandait le train qui filait vers Paris ».

HAÏTI OCCUPE

Longtemps annoncé, le débarquement étatsunien se déroule en l’absence des puissances européennes, engagées dans la guerre. Cette occupation n’est pas prétextée seulement par des raisons économiques : la république haïtienne est considérée par les Etats-Unis comme un zone de danger, qu’il convient d’assainir et de policer, y compris contre les Haïtiens eux-mêmes, et faire entrer un e fois pour toutes dans la zone d’influence des Etats-Unis. La résistance populaire est brutalement réprimée. Les intellectuels se détournent très vite du symbolisme cultivé depuis le début du XXème siècle. Edmond Laforest se suicide, en se noyant, un dictionnaire français attaché au cou. La vie quotidienne du pays occupé, de 1915 à 1934, s’impose comme une réalité qu’il ne saurait être question d’occulter. Le souci d’authenticité, conçu depuis le début comme la construction d’un modèle textuel idéal, à même de prendre en charge l’enracinement et l’exigence d’être soi-même, est en fait refondé à chaque génération. Dans les années 1920-1930, cette exigence de refondation trouve ses marques dans un mouvement dit indigéniste, autour de la Revue Indigène, qui publie Carl Brouard (1902-1965) et Émile Roumer (1903-1988). Il est caractérisé par la prise en compte plus fine par les écrivains des cultures populaires – ce qui est aussi, sans doute, le signe de la dépossession de celles-ci– et de l’inscription du paysage rural dans le texte. Le recueil d’articles et de conférence de Jean Price-Mars, Ainsi parla l’Oncle (1928), eut dans ce sens, un rôle déterminant, tant en Haïti, que plus largement chez les intellectuels de la Caraïbe et africains-américains : l’auteur invite à revenir sur les valeurs portées par une négritude avant la lettre, et à se replonger dans la présence d’une Afrique encore inscrite dans les manières de voir et de penser, mais occultée par la prééminence de la pensée européenne et ses aspirations conquérantes. Les relations avec d’autres écrivains des Amériques (Nicolas Guillen, Langston Hughes…) vont trouver là aussi matière pour participer au montage de paroles fraternelles. On retrouve ainsi la même double articulation de l’écriture haïtienne depuis ses origines, accrochée résolument à nommer cette existence particulière d’un territoire si particulier, et en même temps témoigner pour des lecteurs, qui, de toutes les façons, sont étrangers au pays et à l’île. Par là même, ils interviennent dans l’identification, toujours instable, d’une identité haïtienne, réputée problématique par les penseurs haïtiens eux-mêmes. Roussan Camille (1915-1961) le poète, Jacques Roumain ( 1907-1944), Maurice Casséus (1909-1960), Anthony Lespès (1907-1978), Edriss Saint-Amand (1918- 2004), pour ne citer que les plus connus, témoignent dans leurs œuvres de la centration sur les êtres les plus misérables du peuple haïtien et également de ce retour vers une terre, un paysage et des cultures populaires, mais précisément au moment où le paysage voit sa ruine s’accélérer du fait d’un désastre environnemental commencé avec la colonisation, et les cultures populaires enfermées par le discours de l’ethnographie : Gouverneurs de la rosée (1944), de Jaques Roumain sera longtemps présenté comme l’œuvre la plus aboutie. Son caractère messianique sera toutefois critiqué par Saint-Amand, dont Bon Dieu rit présentera en 1952 un tableau totalement désespéré de la condition paysanne. Les partis pris progressistes de la plupart des écrivains seront aussi confrontés à une vision coloriste : la revue Les Griots, qui prend la relève en 1938 de la Revue Indigène pose ouvertement comme moteur de la vie politique les conflits entre noirs et clairs. Pour François Duvalier et Lorimer Denis, « l’indigénisme implique aussi la valorisation de l’élément noir qui forme la composante de base de la population d’Haïti » . Cette lancée va désormais travailler les réflexions sociales. Mais aussi, dans les années 1940-1950, Haïti est inscrite dans les réflexions et de nombreuses personnalités s’y rendent et parfois s’y rencontrent : l’ethnologue Alfred Métraux, auteur, d’abord d’un Haïti : la terre, les hommes, les dieux , avec des photographies de Pierre Verger, puis du Vaudou haïtien , Pierre Mabille (premier directeur de l’Institut Français d’Haïti, qui publie la revue Conjonction), Alejo Carpentier, Louis Jouvet, André Breton, Michel Leiris, Wilfredo Lam… Ce dernier réalise le frontispice de l’édition de 1947 du Cahier d’un retour au pays natal, de Césaire, où se trouve la phrase maintes fois citée : « … Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité… ». Mais c’est aussi par cette phrase qu’une relation problématique à la figure haïtienne se met en place comme un cliché neutralisant. Sans le moins du monde diminuer la portée essentielle du poème de Césaire, force est de reconnaître que là encore, c’est à une instrumentalisation certaine de la figure haïtienne que conduit le stéréotype. Haïti est un repère, pour l’antillanité, mais ce repère devient une posture généralisante. Elle laisse de côté la part de l’ombre, la difficulté pour parvenir à la victoire, les jeux de pouvoir, les alliances subtiles dont Madiou et Ardouin dessinent longuement les contours. Le vers fait écran dans ce qui est, dans les lettres haïtiennes, plus qu’une posture : une décision, une interrogation sans cesse relancée, sur le désastre social, économique et politique qui a suivi la lutte, et dont les poètes et les écrivains, au sens le plus large, sont toujours les analystes. La littérature haïtienne reprend sans cesse les traces d’une histoire problématisée et inquiète, une histoire qui justement, dans ses origines n’a pu s’installer sur des modèles préalables. La littérature haïtienne n’en finit pas d’explorer son domaine, et il est infini. C’est dans ces années 1945-1950 où des poètes majeurs comme Magloire-Saint-Aude et René Bélance publient leurs premières œuvres. En 1946, des « jeunes gens en colère », qui éditent la revue La Ruche (« organe de la jeune génération ») déclenchent des manifestations qui conduisent à la chute du gouvernement. Ils s’appellent Gérald Bloncourt, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Gérard Chenet… Seul le second d’entre eux parviendra à demeurer en Haïti : il mènera un temps des études de médecine à Paris, jouera un rôle non négligeable dans le mouvement communiste international . Gérald Bloncourt sera photographe de presse, peintre et poète. Ses deux cent mille clichés offrent un portrait sensible de la France des années 1960, une certaine façon haïtienne de pointer les dégâts sociaux occasionnés par l’expansion des « trente glorieuses ». Gérard Chenet s’est établi au Sénégal, et a publié des poèmes et des études inspirées par son nouvel environnement. Depestre a parcouru le monde, et suivi une voie complexe, qui l’a conduit en Europe centrale, à Cuba, à Paris, puis dans le Sud-Ouest de la France, enchantant le public de sa poésie et de ses romans, qui célèbrent une Haïti à la fois sombre et magique, illuminée par des figures féminines qui constituent un nouveau stéréotype, celui de la femme jardin. L’exercice du pouvoir par Duvalier, à partir de 1957 va modifier singulièrement la donne. Les contraintes vont aller en s’accentuant, et renforcer encore les thématiques dysphoriques et nostalgiques : les personnages vont peu à peu quitter leur espace natal, voué à la dégradation écologique et économique, quitter le pays, tenter de survivre dans des espaces qualifiés par l’exil, et mourir lors de leur retour au pays. Tel serait un des schémas de lecture possible de Compère général soleil, de Jacques Stephen Alexis. Le réalisme-merveilleux, exposé pour la première fois en 1956 manifeste par là une complexité qui sans doute n’a pas été toujours perçue immédiatement. Du même auteur, L’Espace d’un cillement voit les protagonistes se séparer après s’être retrouvés. Les personnages de prédilection de cette littérature est bien constituée par les Parias, pour reprendre le titre d’un texte de Magloire-Saint-Aude. HAÏTI DANS LA TOURMENTE Il convient, d’abord, de revenir sur ces années terribles : 1957-1971, entre la prise du pouvoir par Duvalier et sa mort. Depuis les photographies qui datent de cette époque, la maigreur, la fatigue hébétée dans les regards, peut-être aussi la poussière sur les vêtements défraichis choquent le regard. Elles forment un violent contraste avec la corpulence de plusieurs dignitaires du régime de François Duvalier, ainsi que la richesse des tenues vestimentaires, qui semblent souvent codées : costumes blancs immaculés, ou bien complets sombres, uniformes rigides. Dans l’arrière plan des photographies prises dans les villes ou les bourgades, les façades des maisons menacent ruine, les chemins semblent disparaître. Une indicible impression de pauvreté, de décrépitude qui confine souvent à l’effondrement constitue cet arrière plan, formant un fort contraste avec le repli dans le bureau bourgeois du « leader du tiers-monde », ou bien la prétention architecturale des espaces officiels. Déjà, sur ces quelques photos souvent anonymes, se manifeste cette économie et cette visibilité de la corruption, dans tous les sens du terme. Il y a quelque chose de pourri dans cette auto représentation. Les années 1957-1971 sont celles en Haïti de la diminution généralisée : du produit national brut, du revenu moyen, du taux de croissance du produit intérieur brut, de la consommation d’électricité, de la surface cultivée, et de l’espérance de vie. Leslie Péan évoque Haïti comme le « laboratoire du diable », qui a réduit « la population à l’état de vermines». Mais cette considération est aussi celle de l’élite, en tous les cas intellectuelle. Quand on y regarde de près, les contrastes sont forts, même si les regards demeurent toujours aussi hagards, et les paysages aussi décomposés. La dénonciation de la dictature de François Duvalier est complexe, et le relatif silence littéraire qui lui est parallèle n’est pas aisé à interpréter. Il est peut-être l’indice d’un trouble. Il convient d’abord de s’interroger sur le statut des écritures qui se dressent contre Duvalier. En effet, la dégradation sociale, en Haïti, relève du long terme, et a émaillé de ses crises les XIXème et XXème siècles. La littérature haïtienne a constitué cet objet sociologique en thème courant, traitant par la fiction les interrogations touchant aux césures du lien social et à la quasi impossibilité d’élaborer un projet national et sociétal. La période Duvalier ne déroge pas à cette construction au long cours. Mais la brutalité du régime, la tétanisation des esprits a aussi quelque peu modifié cette donne. Les intellectuels qui ont tenté de résister devaient aussi le faire en réaction à un ancrage du discours dans une série de piliers : le noirisme, le supplément d’âme, la réaction anticoloniale, le panafricanisme, tous discours instrumentalisés par le docteur. Le caractère dictatorial de l’exercice du pouvoir par Duvalier ne constitue pas une exception dans le contexte haïtien des modes de gouvernements. C’est la violence totalitaire qui est inhabituelle : toutes les institutions ainsi que la société civile susceptible de freiner, ou même de ralentir l’expansion du régime, sont impitoyablement neutralisées. C’est bien autant cette emprise dans tous les secteurs que la rare violence par laquelle s’exerce la dictature qui plongent dans l’hébétude. L’armée, le système éducatif et universitaire, les églises, les syndicats, le système économique, les media sont mis au pas. Duvalier installe son pouvoir sur une base populaire large, relayée par la milice des Volontaires à la Sécurité Nationale, les macoutes. Ainsi, on connaît la façon dont il a détourné la religion populaire et paysanne du vaudou, se moulant dans la gestuelle et dans la tenue vestimentaire du terrible Baron Samedi, le gardien des cimetières, parant sa propre voix des articulations nasales des guédés, par exemple. Il aura ainsi encouragé l’articulation entre pouvoir macoute et emprise des esprits. Simone Duvalier, son épouse, sous couvert de charité installera la cité Simone, plus connue désormais sous le nom de Cité Soleil, considéré depuis comme un des pires bidonvilles des Amérique. Ainsi la perception de Duvalier comme dictateur à peu près intègre de tout enrichissement personnel ne résiste pas à l’analyse des comptes bancaires, on le sait désormais. La brutalité sans équivoque du régime, qui semble s’enfoncer dans les oubliettes de l’histoire, doit aussi être présente à l’esprit. Et pourtant, toujours subsiste un soupçon : et si la part de la représentation littéraire négative était celle d’une revanche, espérée et toujours possible ?

LA LUTTE CONTRE L’ANOMIE

Beaucoup d’essayistes ont identifié cette syntaxe collective de raisonnement, le discours largement fondé, on ne le rappelle jamais assez, sur une longue emprise de la dessaisie de soi, dans le temps de la plantation, dans celui du contexte international de la racialisation, puis dans celui de l’occupation américaine, dans les années 1915-1934. Ce discours est aussi écrit, et il ne faut pas oublier que François Duvalier a beaucoup publié, notamment des Œuvres essentielles. Cette syntaxe prend le tour suivant : à l’autre est conféré le contrôle sur soi, ce qui revient à affirmer dans le contexte haïtien, que le sujet colonisé intériorise la vue coloniale. Cette défection est à l’origine d’une chaîne de discours qui devient rapidement incontrôlable. Ainsi, dès 1804, le noirisme prôné par Dessaline est affirmé sans restriction : tout Haïtien est réputé noir, dans la Constitution. C’est reconnaître ainsi que le préjugé colonial s’est adapté à la nouvelle situation, qui évince les clairs, eux-mêmes constituant une catégorie non négligeable de la population d’Haïti, en 1805, et qui a, elle, bien souvent intériorisé le préjugé de couleur dans un autre sens. Ces préjugés sont surdéterminés par le contexte international, tout au long du XIXème siècle, qui voit la montée en puissance des thèses racialistes et des postures qu’elles entrainent : ainsi, la fonction diplomatique haïtienne était essentiellement réservé à des hommes présentant des phénotypes clairs. Et c’est ce personnel qui circule, qui a ses entrées dans les salons parisiens, par exemple, et qui, dans des stratégies de reproduction abouties, forme ses enfants à l’étranger, ou pratique une endogamie considérée comme garante de la reproduction. Comme le rappelle l’historien Leslie Jean-Robert Péan, « l’État marron haïtien qui se voulait l’avant-garde du monde noir et la preuve de la fausseté des thèses véhiculées par le racisme esclavagiste anti-noir a été pris au piège du racialisme, du colorisme et n’a pas pu s’en sortir tant au niveau de la pensée que de celui de l’action ». Parmi les conséquences politiques de ce piège en trompe l’œil, on trouve bien évidemment l’illusion que les phénotypes garantissent succès et défaillances : « L’État marron est porteur d’illusion dans les couches populaires en véhiculant l’idée populiste que les masses participent à la richesse et au pouvoir dès qu’ils [sic] ont un président noir au sommet de l’État ». Il n’en demeure pas moins que le concert cacophonique des disqualifications qui affectent les parties en présence est quasiment essentialisé. Ainsi, la délimitation d’un contexte littéraire relevant de ces situations sociologiques, en Haïti, et plus globalement, des œuvres intellectuelles, ne repose pas alors sur le mode de l’évidence : l’espace de la représentation est déjà celui de la conflictualité. Représentés et représentants n’y ont pas les mêmes pouvoirs, encore moins les mêmes rôles. L’inscription duvaliérienne dans le texte s’inscrit aussi dans cette histoire littéraire. On peut ainsi revenir sur le cri du vieux Piquet, dans la nouvelle de Janvier et analyser ces mots comme la revendication d’un changement de posture littéraire, visant une tradition bourgeoise de la littérature. On peut aussi dans le système haïtien, décaler très légèrement le point de vue, et se souvenir que justement, le nouvel État haïtien, en 1804, est aussi fondé sur la restriction du champ de l’espace politique, qui devient un espace réservé. Les coups d’État successifs ont seulement permis l’accession de nouvelles figures, sans que cette restriction ne s’éteigne. Une grande partie de l’histoire haïtienne peut être lue aussi comme une lutte contre les intellectuels, taxés d’intelligence avec l’ennemi étranger et, partant, tenus pour irrémédiablement racistes. « La disqualification des intellectuels est faite sur la base que leurs idées ne cadrent pas avec les traditions haïtiennes », poursuit Péan . L’affirmation du vieux Piquet prend alors, réellement, un autre sens. Et les intimidations de Duvalier, notamment contre Price-Mars, Bellegarde et Gouraige, en 1963, comme la répression sanglante, et la plupart du temps sans autre objet que la prédation, s’inscrivent dans une continuité dont la lecture doit être vigilante. Enfin, et pour installer pleinement ici la question de couleur, il faut aussi relever que le noirisme de Duvalier n’était pas aussi radical que le tableau précédent permet de le penser : d’une part, il s’est entouré de ministres et de sbires clairs, mais aussi, le phénotype clair a constitué pour Duvalier un horizon d’espérance, notamment pour ce qui concerne les mariages de ses propres enfants, interdisant à sa fille d’épouser un homme jugé trop noir, par exemple. Le teint clair est demeuré pour lui une sorte de mètre étalon de l’apparence. Du moins dans les faits, et la cause noiriste ne semble n’avoir guère joué d’autre rôle que celui de prétexte démagogique. Une grande partie de la rhétorique duvaliérienne doit aussi être relue à l’aune de cette double imposture. Le véritable souci, en ce qui touche à la littérature, est que justement il ne semble pas avoir été le seul à subir ou à mettre en œuvre cette double circulation des discours. De nombreux acteurs parmi les intellectuels haïtiens se sont fait de la même façon piéger par les mêmes confusions. Ainsi Jacques Stephen Alexis et René Dépestre, bien qu’auréolés encore de la révolution de 1946, n’auront pu en maîtriser les dérives postérieures, dont la plus éclatante est le renoncement de fait à la cause prolétarienne, au profit de polémiques dont l’arrière plan est la question de couleur. La gauche haïtienne voit s’effondrer son discours pugnace dans une polémique retentissante et publique entre ces deux écrivains, dès 1957, au sujet de l’installation à Port-au-Prince par Depestre d’une filiale de la Société Africaine de Culture, alors qu’Alexis est membre du Comité exécutif international et qu’il n’en a pas été avisé. Les échanges entre les deux hommes sont d’une rare violence, et vont jusqu’à des accusations de corruption. Cette polémique retentissante, de la part de deux intellectuels et écrivains majeurs, qui aura été comme un piège tendu par cette « syntaxe collective de raisonnement », selon l’analyse critique et assez désabusée d’André Corten, complète l’habile politique de récupération des forces et des intellectuels de la gauche menée par Duvalier, qui aura toujours intégré à ses gouvernements successifs des personnalités réputées de cette fraction politique proche des populations les plus défavorisées, ouvrières et paysannes, et qui supportent de plus en plus difficilement la corruption généralisée et l’anomie juridique qui poursuit, sous Duvalier, son installation. Les paroles de Duvalier auront aussi assuré l’emprise des esprits, qui savaient aussi de quel désastre social et économique elles revenaient : « A un système social archaïque, anachronique et dont a commencé la transformation, le Gouvernement substitue graduellement la société nouvelle aux dimensions nouvelles pour que l’égalité soit chargée d’un contenu social et politique. C’est la marche logique de l’histoire, celle que les classes moyennes et les masses, en pleine possession de leur destin et armées de leur volonté d’émancipation, ont reprise depuis que l’effort commun commence à colorer l’existence pour tous, à en élargir le sens et à donner à l’homme la clef de son bonheur. Mon Gouvernement qui sait le prix des luttes des grandes multitudes pour se réintégrer dans la nation à laquelle elles appartiennent et qui pendant plus d’un siècle a été, sous le masque de l’égoïsme, étrangère à leur problèmes, regarde par delà ces vues étroites d’hier, confinées aux particularismes et aux déformations » . Système social archaïque, émancipation, colorer l’existence, ces expressions qui reviennent dans la bouche de Duvalier et sous sa plume font écho aux conditions de vie souvent indécentes dans lesquelles étaient confinées ces masses et ces classes moyennes noires par les élites claires, et surtout à la répétition des considérations essentialistes qui appuyaient ces confinements. Encore que, on le sait, cette situation n’est pas tout à fait exacte, et qu’elle nécessite des nuances. Ainsi, Jacques Stephen Alexis lui-même, fils de Stephen Alexis, diplomate, accomplira une partie de ses études secondaires dans un prestigieux établissement français privé, le collège Stanislas. C’est la force de l’idéologie duvaliériste de lui avoir conféré une force nouvelle. On sait aussi que les premiers craquements du régime se sont fait entendre lors de la célébration du mariage de Jean-Claude Duvalier et de Michèle Bennet Pasquet en 1980, qui scellait publiquement l’alliance entre le régime noiriste et les élites claires. On le sait aussi, cette alliance objective avait été aussi actée, autant que possible, dès l’installation du régime de François Duvalier.

DENONCIATIONS LITTERAIRES

La dénonciation du régime duvaliériste dans les lettres se heurte alors à la radicalité démagogique du discours de Duvalier. Les textes littéraires publiés dans cette période de 1957-1971 ne semblent pas porter directement sur la période, à l’exception de deux d’entre eux. S’ils le font, c’est de manière latérale, d’abord, du moins on l’estimera ainsi. Ainsi Les Arbres musiciens, l’Espace d’un Cillement et le Romancero aux étoiles, d’Alexis, respectivement de 1957, 1959 et 1960 explorent dans l’histoire récente haïtienne des situations et des contextes merveilleux des espaces du possible révolutionnaire. Il faut aussi prendre en considération l’intervalle de temps entre la composition de l’ouvrage et sa publication par Gallimard. La Danse sur le volcan, au titre prémonitoire, publié par Marie Chauvet en 1957, rend compte d’une autre approche romanesque, qui est celle de la recomposition de l’origine, par delà l’écran historique des « Pères de l’indépendance », sur lequel semble se projeter sans relâche un générique de début de l’histoire d’Haïti. L’œuvre est critique, aussi, dans son projet de réinscrire le destin des femmes dans le récit historique haïtien, tout en réhabilitant tous les ancêtres, « noirs comme blancs ». Le roman déclarait ainsi une opposition de principe aux thèses de Duvalier, comme ceux d’Alexis, qui remettait en cause l’atomisation de la société haïtienne. On trouvera également un texte d’une grande puissance qui présente une vision hallucinée, et cocasse, mais aussi empreinte d’une crainte absolue, Les Chiens, de Francis-Joachim Roy. Le cas de cet auteur est particulier : né en 1923 à Port-au-Prince, Roy est un militant communiste, attentif à la condition paysanne. Arrêté, emprisonné, il s’installe en France en 1949. Il tente de se réinstaller en Haïti en 1954, qu’il quitte définitivement en 1957, en raison de son opposition très ferme à Duvalier. Professeurs de littérature, traducteur, il ne publie que ce seul roman, quasi inconnu du public haïtien. Sous forme d’une longue lodyans, le genre narratif oral lié au récit de l’actualité et à ses anecdotes, il raconte l’échec d’une tentative de coup d’État du général Magloire en 1956. Ce sont des chiens qui envahissent la ville, des milliers de chiens, qui progressivement vont se constituer en armée aux rangs serrés. Comme l’a souligné un critique italien, Alessandro Costentini, « ainsi qu’un retour du refoulé, les chiens représentent ici l’autre partie du monde haïtien, le « monde en dehors (moun andeyò) », les paysans, par antonomase et historiquement la partie exploitée (économiquement), réprimée (politiquement) et refoulée (anthropologiquement) d’Haïti. Ce monde périodiquement s’approche de la ville, des nantis, des bourgeois, affamé de nourriture aussi bien que de liberté, ne voulant pas mourir dans la misère ou simplement voulant survivre, cherchant de nouveau à vivre ». Et précisément, ce qui est patent est la disparition du roman paysan et indigéniste, sous l’ère Duvalier. Le roman est désormais urbain essentiellement. La misère effroyable que connaissent les paysans comme les violences infligées échappent à la représentation littéraire. Celle dont disposent les lecteurs étrangers, qui sont (un peu) au courant de la violence duvaliériste, grâce à des témoignages émanant d’organisations politiques ou religieuses, de quelques journalistes est fondée essentiellement sur des textes qui décrivent une réalité antérieure au régime duvaliériste. Les autres publications de l’époque sont d’abord poétiques, à l’exception notable des œuvres de Duvalier et de deux textes publiés en 1968, qui, avec le recul, apparaissent comme décisifs dans leur geste d’écriture. Il s’agit d’Amour, colère, folie, de Marie Chauvet et de Mûrs à crever, de Franketienne. Le premier vit les exemplaires intégralement rachetés, de peur que la famille demeurée en Haïti ne soit l’objet de persécutions meurtrières. Dans ce triptyque qui a été depuis diffusé, l’auteur remonte dans l’archéologie des persécutions infligées aux paysans, et déplie les aberrations démagogiques du régime, sans jamais le nommer. Pourtant, dans l’un d’entre eux, la figure de Duvalier apparaît, nettement visible, sous les traits d’un avocat besogneux et déversant ses ressentiments à l’égard d’une oligarchie vouée littéralement aux gémonies. Le troisième temps montre la déstructuration de toute narration possible d’une histoire ordonnée par les victimes mêmes des répressions, et de la criminalité érigée en forme de gouvernement. C’est précisément sur ce terrain que l’écriture de Franketienne prend son essor : dans Mûrs à crever, s’amorce aussi le travail de déconstruction d’une langue plongée dans la fange, qui n’a pas – et c’est désormais acquis – vocation à prendre en charge le réel, mais à l’évacuer, voire à le nier. Malgré leur diffusion confidentielle, ces deux ouvrages marquent très certainement un réel tournant dans le montage des discours antiduvaliériens. Une extrême attention aux confins de l’humanité s’empare alors de cette littérature : les écrivains du groupe Haïti littéraire (Anthony Phelps, Émile Ollivier, Franketienne René Philoctète, Roland Morisseau, Serge Legagneur, Davertige…), réunis sous l’égide de Marie Chauvet, fait la somme de tous les héritages légués par la littérature haïtienne, comme des littératures étrangères, et mènent une très intense activité d’animation culturelle. Durant les mêmes années, une littérature en langue haïtienne prend une plus nette ampleur, notamment avec les œuvres de Félix Morisseau-Leroy . Mais les temps sont dominés par la répression : Alexis meurt dans des conditions encore mal éclaircies, les écrivains se dispersent, quittent en grande partie le pays, d’autres s’emmurent dans un silence politique et dans une production littéraire qui va paraître incompréhensible aux sbires du pouvoir duvaliériste. Certains auteurs émigrent en Afrique, comme Dorsinville et Morisseau-Leroy. D’autres, les plus nombreux, s’établissent au Canada, particulièrement à Montréal, ainsi qu’aux États Unis. Dans ce contexte nouveau ouvert par une haïtianité de l’extérieur, les écrivains sont nombreux. Dans le premier ouvrage qui fait le point sur la question, Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir , deux ans après la publication d’un texte important devenu introuvable, La Déchirure du (corps) texte et autres brèches Jean Jonassaint rappelle que depuis le début des années 1960, environ un million d’Haïtiens vivent hors d’Haïti. Mais il faut aussi considérer l’analphabétisme récurrent – et entretenu – des catégories populaires haïtiennes. Dans le même ouvrage, le romancier Émile Ollivier rappelle que le caractère tragique de l’écriture haïtienne n’est pas prêt de connaître une inversion de signe : « l’écrivain haïtien évolue dans un contexte – et c’est là le moins qu’on puisse dire – tragique. L’écriture est fondamentalement intention de communication, poétique de la relation. Elle se déploie toujours en destination de, en direction d’un public potentiel ou privilégié. » Mais aussi, armé des sciences sociales, ces écrivains sont en mesure de théoriser leurs propres pratiques : la pauvreté des ressources, la mise à l’écart du pays, hors des grands circuits culturels, sauf pour être confinés dans le folklorisme et l’art naïf – et cela malgré les très belles pages de L’Intemporel, de Malraux-, la réduction de l’espace haïtien à la représentation qu’en donne Graham Greene dans les Comédiens (1966), entraînent peut-être un ressassement, que seule des personnalités assez fortes comme celle de Franketienne parviennent à dépasser. Ou bien alors, et c’est une figure récurrente dans l’histoire des lettres haïtiennes, l’écrivain se voit obligé à renoncer, soit à sa carrière d’écrivain, soit à son insertion sociale. De ce dernier choix nous parviennent les échos désespérés des vie de Carl Brouard, de Magloire-Saint-Aude, et de bien d’autres. Certes, la condition de l’exil est difficile, mais aussi de nombreux écrivains y puisent leurs ressources littéraires. Ainsi, la chute de la Maison Duvalier, en 1986, n’a pas entraîné un retour massif. Quelque chose s’est aussi passé qui a repositionné chacun des acteurs. Villard Denis (Davertige), qui quitte Haïti en 1965, pour n’y revenir qu’en 1987, aura cependant un regard éminemment critique sur son long séjour à l’étranger. Après un temps d’opposition entre habitants et diasporés marqué par quelques stigmatisations croisées, d’autres fonctionnements se sont révélés. Si la situation sociale s’avère chaque jour plus effroyable, si les limites de la survie semblent encore pouvoir être reculées, si le pays, qui a connu embargo, dictatures, junte, dérèglements politiques, délitement généralisé des institutions publiques, discrédit du politique national et international, la présence de la littérature haïtienne dans la république Internationale des lettres est indéniable. De nombreux essayistes, tels Gérard Barthélémy ou André Corten interrogent ce mal politique qui semble prévaloir en Haïti et qui entraîne à l’habitude de la déshumanisation, voire à la fascination qu’exerce celle-ci pour le regard à distance. Comme le suggèrent ces auteurs, il semble bien qu’Haïti et les lettres haïtiennes occupent cette place de faire-valoir à rebours, et le lecteur attentif reconnaîtra dans biens des livres consacrés à ce pays des attitudes et des postures pas très éloignées de celles des contempteurs des Haïtiens, dans les écrits français du XIXème siècle. En Haïti même, Franketienne, Trouillot Gary Victor rendent compte de l’état de crise ouverte, que connaît le pays. Dans des œuvres fortes, ils construisent une contre épopée de l’histoire initiale d’Haïti, explorant les soubassements discursifs des discours haïtiens proférés pendant et depuis les guerres d’indépendance, réinterrogeant sans relâche les fondations mêmes de ce discours. Le caractère monumental de l’œuvre de Franketienne, le déploiement dans l’imaginaire des romans de Gary Victor, la violence manifeste qui éclate dans les romans de Trouillot, apportent des éclairages contrastés sur cette réalité haïtienne. Pourtant cette dernière est également abordée par les écrivains dits de la diaspora. Émile Ollivier, Dany Laferrière, Jean-Claude Charles, Jean Jonassaint, Gérard Etienne, Gary Klang, Jean Metellus, Louis-Philippe Dalembert, Stanley Péan, par exemple, ouvrent, depuis le début des années 1980, un espace qui prend acte de la sortie d’Haïti, mais en même temps de sa présence insistante dans l’écriture. Des poètes tels Rodney Saint-Éloi et Joël des Rosiers semblent également animés de cette perspective. On connaît la remarque d’Émile Ollivier, qui vaut plus qu’une boutade : « Je suis Québécois le jour, Haïtien la nuit ». La notion d’enracinerrance engage cette littérature dans une perspective assurément transnationale, qui est aussi, on l’a trop souvent négligé, celle de romanciers comme Delorme ou Janvier, au XIXème siècle, dont les romans s’attachaient à décrire des lieux extérieurs à Haïti. Fabienne et Jean-Marc Pasquet rappellent dans leurs romans respectifs cette évidence qu’Haïti est une trace insistante dans l’existence des auteurs, eussent-ils jamais vécu dans l’île, et que son histoire est exemplaire d’une contre histoire toujours possible, même si elle n’est pas toujours proférée. Charles Najman , Madison Smart Bell le rappellent aussi, à leur manière. Le même partage recouvre l’écriture et la publication des écrivaines. Si elles sont distinguées ici, c’est, en particulier, du fait d’un conformisme particulièrement vigilant, que leurs voix ont été longtemps peu audibles. On se souvient de la mésaventure de la publication d’Amour, colère et folie de Marie Chauvet, écrit pendant un durcissement du régime de Duvalier : malgré le soutien de Simone de Beauvoir, sa famille intervint pour racheter tout le stock à Gallimard et en interdire la vente. Cette posture semble désormais impossible. Ces auteures se sont d’abord penchées sur les désastres sociaux. Le roman, épuisé, de Marie-Thérèse Collimon (1918-1998), Fils de misère, s’attache à l’amour désespéré d’une mère pour son fils. Paulette Poujol-Oriol a poursuivi cet engagement, qui fait voir l’angle social et familial avec un regard particulier. Plus récemment, Jan. J. Dominique a raconté les brisures d’une mémoire éparpillées par et dans l’exil, et interrogé le non-dit de l’enfermement des paroles. Yanick Lahens, si elle poursuit l’évocation de la descente aux enfers que connaît le pays, a raconté aussi un destin de femme qui parvient à s’échapper de cet enfermement et à dépasser les limites imposées par le conformisme. Kettly Mars rappelle l’urgence de ces décisions. Evelyne Trouillot, dans un roman, Rosalie l’infâme, qui connaît un succès de librairie important revient, et c’est un cas exceptionnel, sur l’espace de la plantation, et réinscrit la place de la Traite comme une situation particulièrement abjecte pour les femmes. Le beau et douloureux roman de Marie-Célie Agnant, Le Livre d’Emma fait lien entre cette histoire non écrite, l’errance dans l’exil et l’incompréhension, faite d’occultation, par les autres, de cette terreur qui fait basculer dans la folie. Quant à Edwige Danticat, qui écrit en américain et publie aux États Unis, son roman le plus remarqué revient sur le massacre des paysans haïtiens en Dominicanie, en 1937 . Stéphane Martelly et Michèle Voltaire Marcelin interrogent elles aussi le morcellement haïtien, et c’est depuis leur espace intérieur qu’elles parviennent à revenir sur la blessure qu’aucun temps ni aucune fuite ne parviennent à cicatriser. Un point essentiel, toutefois, mérite d’être relevé, au delà de la distinction entre écrivaines et écrivains. Si le roman est le genre le plus reconnu et le plus célébré à l’étranger, il faut relever qu’en Haïti même, la poésie est particulièrement vivante. L’impact des œuvres de René Philoctète et de Georges Castera sur les générations actuelles, relativement peu perçue depuis l’étranger, de même que l’essor d’une poésie en haïtien et en français, est cependant déterminante. La production poétique en Haïti est importante en nombre et en qualité, mais sa diffusion demeure entravée à l’extérieur. Ce même mouvement de retour sur l’histoire et sur le montage d’explications au malheur actuel concerne aussi la littérature des sciences humaines. Très majoritairement, des historiens, à la suite des recherches monumentales de Roger Gaillard, s’attachent à explorer les linéaments de l’effondrement. Si Laënnec Hurbon se penche depuis le Barbare imaginaire sur la construction de cette figure négative de l’altérité, il poursuit ses recherches sur la description sociologique d’Haïti. Les travaux historiques de Claude Moyse touchent à l’analyse fine des processus politiques. Mais il semble bien que des chercheurs vivants et agissants en Haïti ouvrent actuellement des perspectives nouvelles (Hérold Toussaint, Hérard Jadotte, Leslie Jean-Robert Péan). Les recherches du géographe Georges Anglade sur L’Espace haïtien , ouvrage fondateur en matière de développement social, ont également ouvert des perspectives nouvelles, dont Jean-Marie Théodat est sans doute un des représentants les plus notoires. Dans les études littéraires, les nombreuses publications de Maximilien Laroche, peu diffusées malheureusement, proposent de façon très stimulante des modalités d’approche et de lecture, radicalement en prise sur l’imaginaire haïtien. Elles montrent comment le caractère transnational des œuvres les plus récentes s’articule à l’histoire même de cette littérature et n’en constitue pas un déni, contrairement aux idées reçues. Les essais de Max Dominique se sont attachés à renouveler les approches plus classiques des auteurs précédents, comme Frère Raphaël Berrou, Pradel Pompilus ou Ghislain Gouraige. Enfin, Stéphane Martelly s’est penchée sur le cas de Magloire-Saint-Aude, proposant une étude de première importance sur ce poète méconnu. Le domaine des études ethnographiques semble désormais en retrait, après avoir connu des périodes plus fastes. Il faut noter que le travail des pionnières Suzanne Comhaire Sylvain (1898-1975), qui mena des recherches sur les cultures populaires haïtiennes mais également du Zaïre, et Odette Menesson-Rigaud, ne sont pas disponibles aisément. Il semblerait que le vaudou, qui marque tant de sa présence la vie quotidienne et les lettres haïtiennes soit quelque peu délaissé comme objet d’étude. Il est vrai que l’ouvrage de Willy Apollon, Le Vaudou, un espace pour les voix semble avoir dépassé les approches précédentes, par son angle analytique. Le même auteur s’est illustré, au Canada, par une proposition de cure analytique de la psychose, renouvelant aussi en partie les pratiques du champ freudien. Cette réflexion a été mise au service d’une perspective culturelle, susceptible de définir un espace démocratique en Haïti. Enfin, à distance de la problématique haïtienne, mais qu’il n’oublie pas, Jean Metellus a publié récemment un Voyage à travers le langage , une somme réunissant une partie de ses contributions scientifiques concernant les troubles du langage, dont il est un éminent spécialiste. Il faut enfin relever que ces auteurs se rencontrent et rencontrent d’autres auteurs, à l’occasion de salons du livre ou d’émissions de radio et de télévision. Le recueil de nouvelles publiées par Rodney Saint-Eloi et Stanley Péan en témoigne . Des relations se sont tissées et sont entretenues entre Haïti et Cuba, mais aussi le Brésil, le continent africain, New York, Montréal et Paris. Si cette dernière ville est toujours un lieu de reconnaissance, il faut relever qu’un peu moins de la moitié des ouvrages répertoriés dans la bibliographie sont publiés en France. A cet égard, le travail actuellement réalisé par les éditions Vents d’ailleurs, d’une très grande exigence, doit être relevé. Mais Montréal devient en effet un grand centre de publications, après Port-au-Prince, qui souffre particulièrement de difficultés de diffusion, et de mise aux normes internationales : beaucoup d’ouvrages ne sont pas identifiés par un ISBN et manquent dans les bibliothèques de référence (Library of Congress, Bibliothèque nationale du Québec, Bibliothèque Nationale de France). A Montréal, Mémoire d’encrier et le CIDHICA publient en effet la majorité des ouvrages, à un rythme particulièrement soutenu. Mémoire d’encrier s’est, en outre, attelé à une tâche de republication d’ouvrages devenus introuvables et participe activement à la diffusion des lettres haïtiennes les plus méconnues. Cette tâche est essentielle. La présence d’Haïti, depuis l’extérieur, semble, en effet, sans cesse osciller entre deux figures. Il y a d’abord celle qu’Émile Ollivier évoque dans la nouvelle « Lumières des saisons », du recueil Regarde, regarde les lions. Il fait décrire par un journaliste « une toile singulière. À première vue, on se croirait devant un discours narratif de coloriste, tant les teintes sont vives, exubérantes, comme pour masquer une absence de sujet. Un regard plus attentif, un glissement imperceptible de l’œil, permet cependant de découvrir en arrière plan, sous ces taches de vert, de rouge vif, de jaune soleil, de blanc, des parties éparses d’un squelette : fémurs, tibias, mains, pieds, crâne, chevelure dispersée par le vent composent les branchages, les feuillages et les fleurs d’un jardin ». La seconde est celle qu’évoque Fabienne Pasquet, quand, dans L’Ombre de Baudelaire , elle rappelle la disparition du portrait de Jeanne Duval, Haïtienne, de L’Atelier du peintre, de Courbet, et que seul le vieillissement de la toile permet de remarquer. Il importe de déconstruire ces deux postures : le camouflage et l’occultation, qui devraient ne plus avoir cours dans la lecture des lettres haïtiennes. Mais aussi, et on ne saurait occulter ce qu’il s’est passé le 12 janvier 2010, il importe de prêter main forte à cette littérature et, plus largement, au peuple haïtien, qui endure une douleur sans nom. La plupart des institutions sont ruinées, les auteurs eux-mêmes sont à la rue. Il convient par des actions concrètes de mieux faire connaître la vigueur de sa culture, en dégageant les regards de toute imposition, dans l’écoute la plus respectueuse de cette façon assez radicale de dire le monde. Elle nous en apprend beaucoup sur le regard impérial, et sur le hors champs de la pensée occidentale. Yves Chemla