Chronique

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

En 2018, on fêtera les cinquante ans de l’un des romans les plus puissants de la littérature en langue française, celui de l’Haïtienne Marie Vieux-Chauvet, Amour, Colère et Folie, paru aux éditions Gallimard en 1968, trois récits distincts que l’éditeur avait eu la bonne  idée de réunir en un seul volume sous ce titre qui aurait été banal si le contenu ne l’avait rendu culte. Dans sa postface de la toute nouvelle édition de ce livre, en 2015 aux éditions Zulma, l’académicien Dany Laferrière écrit :

« Parler de la romancière Marie Chauvet (1916-1973), c’est parler d’un seul livre, mais quel livre ! Son roman Amour, Colère et Folie est devenu avec le temps le grand roman des années noires de la dictature de Duvalier, communément appelé Papa Doc. »

Sans doute, oui, le lire en ayant une idée de l’histoire haïtienne de cette époque, le lire en ayant une petite idée du contexte qui l’a inspiré, c’est le comprendre d’une façon très « incarnée ». L’on peut alors dire qu’il s’agit du roman haïtien par excellence. Mais de plus nous parlons ici d’un très grand livre (d’un chef-d’œuvre), donc d’un de ces textes qui, avec le temps, se soustraient pour notre bonheur de leurs attaches géographiques et historiques pour mieux nous parler du monde, de notre époque, en même temps qu’ils nous éclairent sur un passé lointain ou assez proche.

Lorsqu’on lit Amour, Colère et Folie aujourd’hui, qu’on visualise ces diables en noir dans une ville où ils imposent leurs lois, font de l’arbitraire et de la terreur leur mode de pouvoir, où des mendiants, des déshérités, des humiliés, des gens aux origines et aux classes moquées, etc., se hissent soudain au pouvoir de l’arme à feu, en même temps qu’ils se vengent par leur sexe qu’ils infligent aux femmes, on ne peut s’empêcher de penser à notre « aujourd’hui », au surgissement du totalitarisme en train d’essaimer sur tous les continents. On lit ce livre en ayant l’impression qu’il vient d’être écrit, que la ville est devenue, dans les trois récits, l’espace à la fois ouvert et clos où se joue la tragédie, loin des soubresauts du vaste monde, on lit donc ce livre en ayant l’impression qu’il vient d’être écrit, que la ville de son théâtre aurait pu se situer au Mali, au Nigeria, au Kenya, en Syrie, en Irak… Des diables en noirs, armés, tuant, violant…, dont le pouvoir rend dérisoires toutes les formes de résistance, cela nous parle, cela nous parle immédiatement. Pour cela, l’on peut dire qu’Amour, Colère et Folie est un livre très actuel, alors que tant d’écrits ancrés dans notre actualité semblent, avant qu’on en prenne connaissance, déjà surannés. Qu’elle explore le collectif (diables, mendiants, petit-bourgeois en disgrâce mais qui ne se départent pas de leurs préjugés de race et de classe, poètes en résistance, etc.), ou qu’elle entre dans la plus profonde intériorité des individus, des personnages principaux, Marie Vieux-Chauvet a le mot juste, pénétrant, une phrase à la fois riche et en apparence sèche. Elle manie aussi bien la langue que l’humour et l’ironie, et semble, au détour de chaque paragraphe, donner un coup de poing au lecteur dont la conscience reste donc en constant éveil.

« Peu de temps après, notre petite ville en ébullition apprenait que le Palais national venait d’exploser et que plus de trois cents soldats avaient péri avec le président Leconte » (Amour, p. 127).

« Comme il se levait du lit, il revit le visage heureux, insouciant de Rose, dansant seule, les cheveux dans les yeux et il dit à voix haute comme pour se convaincre : ‘‘Ce n’est pas possible, elle n’a pas pu céder au gorille’’ » (Colère, p. 346).

« Je vis la fenêtre de Cécile s’entrouvrir doucement. Le temps que je perdis à chercher sa silhouette derrière les rideaux et l’homme tombait, criblé de balles. Deux diables tout petits, leurs armes battant leur arrière-train comme des queues se penchèrent sur le cadavre et, levant leurs bottes rouges, ils lui écrasèrent la face » (Folie, p. 383).

On la lit en éprouvant cette excitation que procurent les grandes œuvres d’art, avec l’impatience et la crainte mêlées d’arriver à la fin. On veut voir se dénouer les fils, mais on souhaite aussi prolonger la jouissance au cœur de ce monde sombre d’une éblouissante clarté, d’une séduisante poésie.

Une écriture majuscule !

Est-il nécessaire de résumer ces trois récits majeurs ?

Amour : une femme célibataire, qui n’a jamais connu d’amour physique, mais le vit intensément en fantasmes et avec des succédanés, s’éprend plus ou moins secrètement d’une passion pour son beau-frère, pour le mari de sa petite sœur, avec qui elle s’imagine dans tous les situations possibles, qu’elle épie, désire, à sa portée, mais qu’elle ne séduit jamais. Cet amour ravalé, mais décrit avec intensité, est le prétexte à une véritable autopsie de la société haïtienne, de ses mœurs, de ses préjugés, de ses vanités, des décrépitudes familiales. Mais c’est surtout le prétexte de l’auteur pour nous faire vivre avec effroi la ville sous le règne des diables incarné par Calédu. La première phrase résume tout :

« J’assiste au drame, scène après scène, effacée comme une ombre » (Amour, p. 11).

Colère : encore ces diables qui surgissent sur le terrain d’une famille, qui s’approprient les terres de cette famille dont ils réduisent dans un premier temps les membres à d’impuissants spectateurs de leur drame, avec leur colère ravalée, leurs diverses pensées qui s’entrechoquent, s’opposent, font surgir des fêlures intimes. La solution ? Une jeune femme, Rose, se sacrifie, elle sacrifie sa virginité entre les bras d’un « diable », ressemblant à un gorille. Femme martyre mais qui suscite ainsi le mépris d’une partie de sa famille. Elle retrouvera la liberté, peut-être aussi sa dignité blessée, dans la mort. « Il pensa :

‘Exténuée, ils l’ont exténuée, elle aussi’’. Et, se précipitant, il la reçut sur son épaule. Alors, il la porta jusqu’à son lit, puis s’assit à son chevet pour attendre son réveil. Mais Rose était morte et il ne le sut qu’à l’aube » (Colère, p. 374).

Folie : Toujours ces diables, que des poètes faméliques vont tenter de combattre. Mais avec quelles armes ? Des mots ? Poètes fous, ou jouant de la folie pour tenter de mettre des grains de sable dans les rouages d’une machine infernale ? Ils ont faim, ils se sont enfermés. Ils sont haïtiens et il y a un Français, poète lui aussi, avec eux. Au bout de leurs délires, la mort : accusés de complot, ils seront fusillés. Mais le narrateur poète, René, gardera sa conscience par-delà la mort, puisqu’il nous dit tout, jusqu’à la descente des anges :

« Et c’est alors que le ciel s’ouvrant doucement, j’en vis descendre des anges aux ailes étincelantes qui nous prirent dans leurs bras et nous enlevèrent en chantant… » (Folie, p. 491).

À la sortie de cette formidable trilogie, l’auteur s’était déjà suffisamment trempée dans la vie, elle avait 52 ans. Il ne lui restait alors que cinq ans à vivre. Peut-être avait-elle conscience qu’elle venait de publier l’œuvre qui l’inscrivait dans l’immortalité rêvée des poètes et des artistes ! Mais se doutait-elle réellement qu’avec avec Amour, Colère et Folie, les diables de chair et de sang lui prouveraient, que comme dans son livre, ils avaient, eux, le pouvoir et la force brute de leur côté ? Elle avait vu paraître son roman, mais ce texte ne vivra réellement qu’à titre posthume, car il avait été assassiné, ce roman, cruellement assassiné, aussitôt après sa naissance. Oui, Amour, Colère et Folie eut une très, trop, brève existence officielle, car à peine en vente il devait être retiré des librairies en Haïti, et l'éditeur avait été obligé d’en suspendre la distribution. Raison : ce chef-d’œuvre avait déclenché la fureur du dictateur Duvalier, et la famille de l'auteur, qui avait déjà perdu trois membres, victimes de ce même régime, ne pouvait défier les diables. Durant des décennies, quelques personnes seulement avaient pu se procurer ce livre, vendu discrètement. Il y en eut même une édition non autorisée... Amour, Colère et Folie : du feu que l'on avait voulu cacher sous une botte de paille. Amour, Colère et Folie : de l'eau brûlante que l'on avait cru pouvoir enfermer dans la paume d'une main. Amour, Colère et Folie : une parole que l'on avait rêvé de disperser dans les ouragans... Mais il est impossible que l'on étouffe un grand livre. Il a mille vies, donc attend toujours le moment propice pour faire peau neuve et continuer à nous enchanter, à narguer ses ennemis. Aujourd'hui, aux éditions Zulma, officiellement, nous revient ce chef-d’œuvre, Amour, Colère et Folie, avec une belle postface de l'académicien Dany Laferrière. Lisez, lisez, lisez Amour, Colère et Folie de Marie Vieux-Chauvet. La littérature, la bonne, a une si longue vie qu'elle peut supporter des décennies de silence forcé..., mais aucune dictature ne peut la faire taire à jamais.

Née le 16 septembre 1916, Marie Vieux était issue d’une grande famille, son père fut un homme politique, sénateur et ambassadeur. D’une solide culture littéraire, elle connaissait de l’intérieur la bourgeoisie et ses prétentions, mais, comme sur un perchoir, elle avait aussi un regard d’une grande acuité sur les blessures du petit peuple. Avant son chef-d’œuvre, elle avait commis quelques romans, dont Fille d’Haïti (1954), Fonds des Nègres (1960) et des pièces de théâtre comme La légende des fleurs (1947). Avec Amour, Colère et Folie elle avait atteint à l’expression de son génie, pour nous faire entendre une voix universelle. Hélas, c’est aussi avec ce livre qu’elle avait perdu son pays, car, à la suite de son interdiction, elle dut s’exiler à New York où, après un ultime roman, Les rapaces en 1971, elle mourut le 19 juin 1973. Elle peut dormir éternellement en paix, on ne l’oubliera pas, elle continuera à projeter sur nos ténèbres, sur nos diables intimes et extérieurs l’insolente lumière de sa plume habitée.