Chronique

Une chronique littéraire de Bernard Magnier - Source CEC

Boris Boubacar Diop est incontestablement un esprit libre et une figure singulière du paysage littéraire africain. Sans coup d’éclat ni déclaration tapageuse mais avec une belle opiniâtreté et une remarquable indépendance, le romancier sénégalais, né en 1946, a constitué une œuvre qui ne s’apparente à aucune autre, faisant fi des modes et des tendances et s’inscrivant volontiers dans des chemins de traverse. Une œuvre marquée par une indissociable implication politique et littéraire.

Le temps de Tamango, Boris Boucacar Diop s’inscrit dans la lignée des romanciers soucieux d’engagement politique mais il prend soin de le faire dans un genre littéraire inhabituel aux écrivains africains, le roman d’anticipation, en plaçant son intrigue en 2063, au moment où des étudiants, à l’occasion d’un travail universitaire, s’efforcent de reconstituer l’histoire de leur pays, « une république d’Afrique noire », au lendemain « de ce qu’on appelait les indépendances »…

L’histoire est contée par un « narrateur » systématiquement appelé ainsi tout au long du livre. Ce narrateur est un ami de Ndongo, un des leaders d’un mouvement clandestin qui tente de déstabiliser le régime. Un général français, François Navarro, conseille le gouvernement en place et préconise la manière forte afin de afin de mâter les révoltes qui se succèdent dans le pays. A l’occasion d’une rencontre entre un leader syndical et le chef d’un mouvement révolutionnaire, la police fait irruption. Ndongo tue l’inspecteur de police et parvient à s’enfuir. Plus tard, il sera chargé d’éliminer Navarro et se fera employé à son service sous le nom de Tamango mais il ne pourra jamais convaincre le peuple de le suivre dans ses ambitions insurrectionnelles et mourra lynché par la foule…

Sur cette trame, le romancier met en scène des personnages auxquels il donne volontiers les attributs de la caricature afin d’accentuer une évidente dénonciation politique, habilement doublée d’une tout aussi évidente volonté d’innovation esthétique. En choisissant pour son héros le pseudonyme de Tamango, Boris Boubacar Diop place son roman sous une double référence subversive, à la fois historique et littéraire : Tamango étant le nom d’un esclave révolté mais aussi le titre d’une nouvelle de Prosper Mérimée, auquel l’auteur fait explicitement référence en précisant que ce dernier "n'était qu'un romancier, c'est-à-dire un monsieur autorisé à dire n'importe quoi au nom de l'imagination"… Fort de cette liberté auto-octroyée, le romancier accorde dans son roman une place importante à la symbolique et à l’onirisme, sans pour cela négliger l'"expérimentation esthétique" et la "recherche audacieuse" pour reprendre les termes de son préfacier, le romancier camerounais Mongo Béti. Ainsi, Boris Boubacar Diop multiplie les interpellations au lecteur ("D'ailleurs pourquoi te faire languir cher lecteur") et n’hésite pas à faire de ce dernier le confident et complice du narrateur : "nous pouvons d'ailleurs vous dire d'ores et déjà, avec un mépris superbe de la clandestinité romanesque, que sous peu Kaba Diané sera arrêté et assassiné en prison... Ces apartés interviennent, ça et là, dans le récit et permettent à Boris Boubacar Diop de livrer quelques réflexions sur son travail d'écrivain ("une étude minutieuse de ses notes me permet de dire que le narrateur se défend vivement de faire de la littérature") et sur les attributions respectives du romancier et du narrateur ("après tout je ne suis pas romancier, moi, je ne suis qu'un narrateur, un homme de science en quelque sorte"). Le romancier sénégalais n’hésite pas, par ailleurs, à faire allégeance aux écrivains latino-américains et en particulier au Colombien Gabriel Garcia Marquez et à son roman Cent ans de solitude qualifié par le narrateur de "chef d'oeuvre absolu de la littérature mondiale".

Le Temps de Tamango a été publié conjointement avec une pièce de théâtre, Thiaroye terre rouge, (évoquée dans le roman dont une partie de l'intrigue se situe dans ce lieu) consacrée, comme son titre l'indique, à la répression violente et sanglante de la mutinerie de soldats dans le camp de Thiaroye au Sénégal, durant la seconde guerre mondiale. Un épisode peu glorieux de l’histoire coloniale qui a également inspiré son compatriote, romancier et cinéaste, Ousmane Sembene, qui en avait fait le sujet de son film, Camp de Thiaroye.

Quelques années plus tard, Boris Boubacar Diop a publié un second roman, Les Tambours de la mémoire, puis, en 1993, Les traces de la meute et, en 1997, Le cavalier et son ombre. En 1995, il a participé à l’opération « Ecrire par devoir de mémoire » qui a permis à une dizaine d’écrivains africains de se rendre au Rwanda après le génocide et d’écrire un texte à la suite de leur séjour. Contrairement à la plupart de ses « collègues » ayant participé à cette opération, Boris Boubacar Diop, (de même que le Guinéen Tierno Monenembo avec L’aîné des orphelins) a choisi de recourir au roman pour témoigner de l’horreur. Son roman intitulé Murambi, le livre des ossements, est une nouvelle référence à Gabriel Garcia Marquez tant ce livre pourrait avoir pour titre « Chronique d’un génocide annoncé ».

Par la suite et par trois fois encore, Boris Boubacar Diop a choisi de surprendre ses lecteurs : tout d’abord en publiant Doomi golo, un roman écrit en wolof, affirmant ainsi une volonté de créer un corpus dans la langue majoritaire sénégalaise ; puis avec Négrophobie, un essai co-signé par Odile Tobner (épouse de Mongo Béti) et par François-Xavier Verschave qui se voulait une réponse au livre Négrologie du journaliste Stephen Smith ; et, enfin, avec Kaveena, un roman publié en 2006, écrit en français, mêlant une étrange intrigue amoureuse et une enquête policière dans les eaux troubles politiques africano-françaises…Trois publications fort différentes dans leur forme pour ce romancier, exigeant et lui-même critique littéraire, qui sont comme trois nouvelles traces d’une même démarche tout aussi politique que littéraire.