Chronique

Une chronique littéraire de Bernard Magnier  - source: CEC -              


Les livres de Sami Tchak emmènent volontiers le lecteur vers les coins d’ombre, les ruelles sombres de l’âme et des corps, dans les impasses de l’interdit et du tabou, loin des boulevards et avenues de l’amour sublime et triomphant. Son inspiration est volontiers voyageuse. Né au Togo, ses romans se situent tour à tour à Paris où il réside (“Place des fêtes”), à Cuba (“Hermina”), dans un “ce qui nous sert de pays” indéterminé mais au demeurant africain dans “La Fête des masques”, et, pour ce dernier, “Le Paradis des chiots”, dans les bas-fonds d’une mégapole latino-américaine baptisée par provocation El Paraiso et peuplée de pauvres hères errant en quête de leur survie.


“Mais non, Oscar, mais non !” C’est par cette interpellation négative que commence chaque narration, chaque chapitre. Ainsi, d’entrée de livre, Sami Tchak place ses personnages dans l’instant tendu d’un quotidien incertain. La seconde phrase est à l’avenant, donnant le ton, le cadre et l’atmosphère à l’ensemble du roman : “J’ai l’honneur de te dire que ça n’a rien à voir ! Moi, je défendais mon pain, c’est tout. Il fallait le défendre, en plus le pain, tu sais comment il est, le pain ? Je défendais ce pain parce que je l’ai vu avant eux, ce pain, près d’un poubelle... mon Dieu ! Près d’une poubelle où un clebs venait de se soulager, et je l’ai vu là, juste là, le pain. J’ai dit, Ah quelle chance ! J’ai dit, Une journée qui commence bien.”


Ainsi donc et pour la seconde fois après “Hermina”, c’est à nouveau vers l’Amérique latine que nous emmène l’écrivain togolais. Une Amérique latine imprécise mais ancrée dans la détresse des grandes métropoles dans lesquelles tentent de survivre des enfants et leurs parents laissés pour compte de la vie. Il y a là, Laura la fragile, Rikki le gros dur, Juanito “un vrai meneur”, et puis, Ernesto l’enfant éperdu, Linda, sa mère, “putain-née, folle pute, divine trimardeuse” ou bien encore ailleurs “femme totale” ou plus tard “femme démolie”, El Che... ces trois derniers se succédant à la narration du roman comme au volant d’une vieille carlingue déglinguée soubresautant sur les ornières d’une route pourrie qui serait celle de la vie. Autant de “gosses sans horizon, ni père ni mère, ni hier ni demain”...


Plus qu’une intrigue distillée dans une polyphonie chère à l’auteur et dont on suivrait le déroulement au fil des pages, c’est à une succession d’actes de survie que nous convie Sami Tchak et il ne craint pas de nous entraîner dans l’extrême, dans le fangeux, le poisseux et le sordide. L’immonde y côtoie la peur et l’innocence. Les personnages sont livrés à eux-mêmes dans l’absolu de leur détresse. Les amours sont tarifées ou valent le prix d’un silence ou d’une complicité. Elles sont hétérosexuelles, homosexuelles ou incestueuses, passionnelles ou trahies, volontaires ou contraintes. Les personnages errent dans le remugle, le vomi, le sperme et le crachat, emportés dans la démesure des outrances, dans la folie des souffrances.


On ne peut refermer le roman de Sami Tchak sans penser à tous ces enfants-soldats qui ces dernières années hantent l’univers des romans africains mais aussi et surtout à tous enfants errants dans les rues des métropoles du monde. On songe à tous ces “gamins” de Bogota et autres “Pixote” du Brésil. On songe, bien sûr, aux “Enfants des rues étroites” du Marocain Abdelhak Serhane, aux “Enfants de la rue” de Taipeh de Chang Ta Ch’un, à la “Comedia infantil” d’Henning Mankel qui partage sa vie et sa littérature entre la Suède et le Mozambique... Mais la déshumanisation des personnages et leur transformation en chiens, annoncée par le titre fait immanquablement penser à la bande dessinée de Jean-Philippe Stassen, “Deogratias”, qui met en image la métamorphose de ces enfants perdus  après avoir subi les fureurs de l’extrême dans la folie rwandaise.


Avant de venir à la littérature, le sociologue Sami Tchak a publié des livres (“La sexualité en Afrique”, “La prostitution à Cuba”, “L’Afrique à l’épreuve du sida”) dans lesquels la sexualité, entre plaisirs, dérives et dangers, constituait le centre de ses intérêts de chercheur et dont les seuls titres permettent d’imaginer qu’ils ont précédé et sinon influencé du moins nourri l’univers romanesque de l’écrivain. Mais là où l’analyste recourait au langage de l’universitaire, le romancier crée une langue au diapason ou dans la délicatesse du contre-chant de son propos. Ses mots sont crus et bruts comme le sont les attitudes. Les corps sont mis à nu dans la brutalité de la pulsion et de l’envie. La mort rôde et s’invite à chaque page. Sami Tchak sait pourtant y glisser une poésie du contraste et déranger le lecteur dans ses certitudes bien pensantes. Son écriture creuse et taraude jusque dans les interstices de nos zones d’ombre.


“Le Paradis des chiots” ressemble à une traversée des enfers qui ne laisse pas indifférent, à l’instar de l’oeuvre de l’artiste colombienne, Constanza Aguirre, à laquelle est dédié le livre. Aguirre comme Le Paradis des chiots. Aguirre ou la colère... des anonymes.