Chronique

Extension du domaine de l'amour...


Chronique littéraire des Julien Delmaire - source: CEC


J’étais comme une exploratrice qui revient chez elle au bout de plusieurs années, avec des cadeaux précieux et personne à qui les donner.


Angela Davis, Autobiographie


Elles sont toutes comme ça, ces femmes. À attendre la pause, l’espace n’ayant pas besoin d’être rempli par autre chose que le fil de leur pensée. Mais elles n’aimeraient pas ça.


Toni Morrison, Jazz


Their Eyes Were Watching God, le roman le plus célèbre de Zora Neale Hurston, paru en 1937, est un classique absolu pour les lecteurs anglo-saxons, un best-seller indémodable, étudié dans les écoles et qui ne cesse d’être réédité. La célèbre animatrice de télévision Oprah Winfrey l’a qualifié de « plus beau roman d’amour de tous les temps », tandis que des écrivaines capitales comme Toni Morrison, Maya Angelou ou Zadie Smith ont clamé leur admiration et leur reconnaissance pour celle qui fut la première romancière afro-américaine à être publiée. En France, jusqu’ici, Zora Neale Hurston était quasiment inconnue et son roman culte demeurait inédit. Et pour cause : transposer en français la langue argotique, imagée et musicale de Neale Hurston constitue un défi de taille. Défi relevé aujourd’hui avec panache par Sika Fakambi qui nous offre une traduction virtuose pour les éditions Zulma.

« Donc au commencement il y avait une femme et cette femme revenait d’enterrer les morts. Pas les morts malades et agonisants entourés d’amis à leur chevet et leurs pieds. Elle revenait des boursouflés et des détrempés ; les morts soudains, aux yeux grands ouverts, rendant jugement. »

Cette femme, sorte d’Antigone creusant la boue de Floride pour inhumer les fantômes de son passé, s’appelle Janie Mae Crawford. De retour dans la petite bourgade d’Eatonville, qu’elle a quittée pour suivre les élans de son cœur, Janie est l’objet de tous les soupçons, des lazzis et des médisances. Lorsqu’un soir, Pheoby Watson, sa meilleure amie, vient s’asseoir sur le perron de sa maison, Janie se confie et déroule, dans un flot de paroles gouailleuses et nostalgiques, le fil ténu de son existence. Mais leurs yeux dardaient sur Dieu narre les tribulations de Janie, une fillette née d’un viol et dont la mère alcoolique s’est évaporée quelques jours après sa naissance. Janie a été élevée par sa grand-mère maternelle, figure tutélaire, ultime témoin du temps d’avant, le temps carnivore de l’esclavage, de la chasse à l’homme noir, de l’humiliation. Janie sait d’instinct que la soumission ne sera pas son lot, elle veut étreindre le monde, y apposer sa marque. « Janie voyait sa vie comme un grand arbre en feuilles qui étaient toutes les choses endurées et les choses aimées et les choses faites ou défaites. L’aube et le destin à ses branches. ».

Parmi tous les fruits que recèle l’univers, celui que la jeune femme souhaite plus que tout cueillir, c’est l’amour, qu’elle imagine comme une douce alchimie, la dissolution de deux êtres dans un destin commun et dont les âmes en harmonie n’en formeraient plus qu’une. « C’est ça la fourche que nous les femmes noires on se tient toutes crochées dessus. L’amour ! C’est juste ça qui nous fait toutes à tirer à traîner à suer à trimer de peut pas voir au matin jusqu’à peut pas voir au soir. » Pour connaître ce sentiment vertigineux, Janie devra se marier trois fois, se déterritorialiser, refuser à cor et à cri les tentatives d’assignation de ses deux premiers maris, subir les quolibets de la foule et s’expatrier jusqu’aux confins de la Floride pour suivre Tea Cake, son véritable amant, celui pour qui elle éprouvera un sentiment à la hauteur de ses idéaux de femme libre. La vie de Janie Crawford est une épopée du quotidien, pleine de bruit et de fureur, transfigurée par la passion amoureuse et racontée dans une langue qui épouse les paysages, les parfums, la boue et les nuages lourds du grand Sud. Janie, conteuse et pythie, parle et nous lecteurs, pareils à des ombres tapies au coin du feu, nous l’écoutons, partagés entre rire et angoisse.

« Le temps est là pour envieillir les choses, aussi la ténèbre jeune et fraîche se mua-t-elle en une monstruopulente vieille chose, tandis que Janie parlait. »

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu foisonne, trace des pistes, abonde de références et de perspectives. Le roman analyse, avec finesse et non sans humour, les ressorts de la domination patriarcale, articulant les notions de race, de classe et de genre, faisant écho avec une troublante modernité aux questions d’intersectionnalité et de convergence des luttes qui agitent le féminisme contemporain.

« Fait que l’homme blanc y jette le fardeau à terre et y dit à l’homme nègue d’aller le ramasser. L’homme nègue y va le ramasser pasqu’y faut bien, mais y va pas le porter rien du tout. Y va le refiler à ses femmes. La femme nègue c’est elle la mule du monde, pour tout ce que j’en ai vu. »

La quête d’autonomie de Janie Crawford peut être lue comme une illustration du concept d’empowerment, cette prise de conscience de soi, cette insurrection intime qui donne l’audace de faire bouger les lignes. Pour Janie, cela passe par l’apprentissage de la chasse au fusil, le refus du confinement domestique et, le plus important, la prise de parole en public. Être au monde, nommer les choses et élargir son périmètre d’action. La relation entre Janie et Pheoby est un idéal de sororité, ce compagnonnage entre femmes, qui, au-delà des confidences, pose les bases d’un agir collectif.

Le roman offre un témoignage sociologique incontournable sur l’Amérique des années trente, un pays encore groggy par la Grande Dépression, une Amérique ségréguée où blancs et noirs sont aux abois, un continent traversé par le flot incessant des ouvriers saisonniers projetés sur les routes. Le texte de Zora Neale Hurston est en quelque sorte le pendant afro-américain des Raisins de la colère de John Steinbeck.

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est surtout un merveilleux roman d’amour, que je ne trouve à comparer qu’avec Gouverneurs de la rosée, le chef-d’œuvre de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, paru à titre posthume en 1944. La passion entre Tea Cake et Janie résonne avec celle qui unit Manuel et Annaïse. Jacques Roumain était un lecteur fervent des auteurs de la « Harlem Renaissance » et un ami de Langston Hughes, lequel traduira d’ailleurs Gouverneurs de la rosée. Roumain a-t-il lu Their Eyes Were Watching God ? Peut-être. Une chose est certaine, ces deux romans, profondément ancrés dans une culture populaire, folklorique, c’est-à-dire au plus près des gens, conjuguant romantisme et émancipation sociale, cheminent côte à côte pour l’éternité.

Insistons encore sur le tour de force que constitue la traduction. Sika Fakambi, lauréate des prestigieux prix Baudelaire et Laure Bataillon[1], restitue pour nos yeux autant que pour nos oreilles, une langue rythmique, rugueuse, qui évoque le frottement d’une guitare bottleneck. Un idiome rural, né des sillons, qui racle, sarcle, virevolte, s’envole vers des cimes de lyrisme et rebondit sur une pirouette syntaxique. « Tu vas te prendre une bordée de plomb si tu fais pas attention, dit Sop, l’ours-là c’est rien d’autre que du poil qui frise. Moi je peux regarder dans la boue et voir la terre sèche à travers. »

Les dialogues qui constituent une large partie de l’ouvrage s’apparentent souvent à des joutes oratoires, des compétitions de faconde, puisant dans la tradition du scat, des dirty dozens, des prêches pastoraux et du spoken word.

« Toi et Logan vous avez eu chamaille à pâtir ? Loawd, j’ai idée que ça y est que cette panse d’herbes molles de nègue à lippes comme son foie y est déjà allé prendre mon bébé pour la cogner ! M’en vais trouver une verge et te le faire saliver ! »

Chaque page réserve une invention, une trouvaille, une merveilleuse incongruité langagière. Le roman tend vers une expressivité brute, au-delà du français, une forme de poésie bâtarde et universelle.

Roman féministe, gorgé de blues et de mélancolie,  Mais leurs yeux dardaient sur Dieu  s’impose désormais pour le lecteur francophone comme une évidence, un chaînon manquant dans l’histoire de la littérature américaine, un livre sur lequel on ne peut plus faire l’impasse.







[1] Pour la traduction de Notre quelque part, de l’écrivain ghanéen Nii Ayikwei Parkes, paru en 2014 aux éditions Zulma.