Chronique: Trois femmes : le même destin

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

En littérature, des sujets inédits, ça n’existe pas, ce que l’on attend, en revanche, à l’intérieur des thèmes aussi vieux que le monde, ce sont de nouvelles voix, celles qui viennent, avec leurs notes plus ou moins originales, plus ou moins inspirées, nous rappeler l’universalité de notre condition humaine. C’est dans ce sens que j’ai lu Munyal, les larmes de la patiencede la Camerounaise Djaïli Amadou Amal, roman paru aux éditions Proximité de Yaoundé en 2017, réédité en 2019, et qui vient d’être salué par le prix Orange Afrique, première édition.

Le sujet de ce livre : des femmes aux rêves entravés, dans la société peule, par l’islam et le patriarcat. Éduquées à devenir des épouses soumises aux ordres de leur mari, celui-ci incarnant l’homme dans la splendeur misérable de son pouvoir que les mères elles-mêmes apprennent à leurs propres filles à tenir pour d’ordre divin, elles se retrouvent comme des esprits dans un corps devenu étau, et des corps à l’étroit dans le vaste espace où tout est déjà écrit pour elles. Plusieurs romans existent où des auteurs ont abordé ce sujet, et dans le cas des sociétés africaines, assez diverses, on pourrait citer Une si longue lettrede la sénégalaise Mariama Bâ, roman que Djaïli Amadou Amal, que je connais personnellement, classe dans son panthéon littéraire. Cependant, si la Sénégalaise, dans son texte épistolaire, devenu déjà un classique, a créé deux héroïnes qui ont, chacune à sa manière, exprimé, par des paroles et par des actes, une révolte contre le poids des traditions sur leur condition de femme, la Camerounaise, au contraire, à travers les histoires de trois femmes, Hindou, sa sœur Ramla, mariées le même jour à des hommes imposés par leur père, ou par leur oncle paternel, et Safira, dont Ramla, deuxième épouse, sera la rivale, montre, dans une langue réaliste, dans un texte aux accents autobiographiques, voire ethnologiques, l’impossibilité pour les mères et leurs filles d’échapper à leur sort, fixé avant leur naissance. Ce destin, il se résume en ce mot, Munyal, qui signifie en peul patience, mais qui, dans le roman, en vérité n’a qu’un sens : le devoir de résignation. Ce n’est pas à la patience, qui permettrait de vider une mer avec une passoire, que sont invitées les femmes, mais à la résignation du cul de la marmite, qui subit la constante brûlure du feu.

Dans ses réminiscences, Hindou, l’une des deux sœurs, donne à saisir, mieux que moi, cette condition féminine (le roman est fait de quatre narrations : une première à la troisième personne, puis tour à tour, Hindou, Ramla et Safira prennent la parole) : « Aujourd’hui, invariablement, à la suite des voix qu’elle était la seule à entendre, elle (Hindou) murmurait les mots en sourdine, se balançant de gauche à droite, de droite à gauche, dans un mouvement monotone, ressassant dans son esprit malade les recommandations inculquées lors de cette fameuse soirée qui bouleversa à jamais sa vie. ‘‘Munyalma fille ! Intègre déjà cela dans ta vie future. Inscris-le dans ton cœur, répète-le dans ton esprit ! Munyalma fille, telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. Munyalma fille car c’est dans les douleurs qu’on te le conseille. Alors, tu ne dois jamais l’oublier !’’, avait dit son père. ‘‘Munyalma fille car la patience est une vertu. Dieu aime les patients, avait précisé son oncle. Tu es à présent une grande fille. Tu es désormais mariéeet dois respect et considération à ton époux’’ » (pp. 12-13).

Les trois héroïnes ont entendu les mêmes voix, elles ont été coulées dans le même moule. Mais, les trois, à l’intérieur d’un étau qu’aucune d’elles n’a, de façon concrète, tenté de faire sauter, vont, par leur propre voix, nous dire leur souffrance (humiliations, violences physiques et psychologiques…), mais, ce qu’elles racontent, nous l’avons déjà compris dès les premières pages, nous le savons déjà, tant leur situation appartiennent à un ordre social assez général, si répandu. La société peule musulmane du Cameroun, du moins dans ce texte, ressemble, dans son fonctionnement, à bien d’autres sociétés africaines et d’ailleurs dans le monde.

Ce qu’elles nous racontent, nous le savons déjà.

Hindou devient folle. Folle vraiment ? Elle entend des voix, et ce qu’elle entend, nous le savons déjà, puisqu’il ne s’agit que des voix de son père, de sa mère, de son oncle…, lui rappelant ses devoirs de bonne épouse. On ne peut, même en poussant la symbolique assez loin, affirmer qu’elle est parvenue à une sorte de libération dans cette folie. Au contraire, on lui impose, pour sa guérison, la voix d’un grand marabout psalmodiant des sourates du coran et sur support audio, à volume très élevé, 24 heures sur 24. Elle n’acquiert nulle liberté, elle est plutôt brisée dans son corps et dans son esprit. Sa sœur Ramla, deuxième épouse, rivale de Safira, connaîtra une brève période calme en tant que préférée du mari, mais, Safira, la première la première épouse, décidée à conserver ou à récupérer sa place, celle qu’elle avait au sein du couple provisoirement monogame, ne reculera devant rien pour la faire renvoyer. Recours aux services des marabouts, stratagèmes divers, comme faire passer Ramla pour une voleuse ou pour une épouse ayant des amants, sabotage de ses repas avec du sable…, enfin, tout… Et c’est ainsi que la jeune épouse, de préférée, devient une traînée aux yeux de son mari, qui lui inflige des sévices corporels. Elle était enceinte, mais, dans ces conditions, elle fait une fausse couche. C’est à l’hôpital qu’elle savait qu’elle était à l’origine de ses malheurs. Mais elle ne lui en veut pas, pas même pour la fausse couche.

En vérité, c’est indirectement cette coépouse méchante qui libèrera Ramla, car, à la suite de sa fausse couche, elle fuit du domicile conjugal où son mari ne voulut plus la ramener. Au contraire, il la répudia. Safira, la première épouse, bien qu’ayant des remords quant à la méchanceté dont elle avait fait preuve envers sa jeune rivale, savoure cependant sa victoire. Et pour garder son mari, elle se réduit, en vérité, à ce qu’elle était déjà devenue : une femme de sa société. Elle use de toutes les méthodes, de tous les artifices, pour devenir sexuellement plus efficace, quitte, pour cela, à se dépigmenter, à aller chercher des recettes érotiques dans les films pornos, à se constituer une sorte de seconde virginité à coups de produits vaginaux dont les effets éventuels sur sa santé ne la préoccupaient pas. Être la femme que son mari désire, voilà le meilleur destin pour lequel elle était prête à sacrifier son âme.

Victoire ! Mais quelle victoire ? Sa rivale était partie, et une autre allait arriver. Écoutons-la, notre Safira : « Alhadji est en train de se remarier et comme la dernière fois, ce seront les rumeurs qui me mettront au courant. C’est par elles que je saurai la date du mariage, le nom de la promise, sa famille, son statut social. Mais contrairement à la première fois, je garde mon calme. Oui, elle viendra mais combien de temps restera-t-elle ? Combien de temps tiendra-t-elle ? Je suis à présent sûre de moi et de ma place. Je ne laisserai jamais personne la prendre. Je reste sereine. Peu importe l’épouse qui viendra, je saurai lutter. Peu importe ses armes, je gagnerai encore la bataille. Le sentiment de culpabilité au départ de Ramla n’a pas résisté longtemps à ma joie de prendre ma revanche face à ceux qui étaient tellement contents du statut de polygame qu’Alhadji endossait. Si son mariage avec Ramla m’avait fait perdre la face, tout autre mariage ne sera plus que l’ombre du précédent. Irrémédiablement, dans l’esprit populaire, j’étais la daada-saare. Définitivement, j’avais su conserver ma place. Personne ne pourra jamais me remplacer » (pp. 210-211).

Pauvre Safira, parfait produit de sa société !

 

Munyal, texte inspiré de faits réels, comme le précise l’auteure, Munyal, peinture réaliste, hyperréaliste même, pourrait susciter une révolte chez le lecteur, témoin de l’impuissance des femmes dont le destin est décrit ici. Mais, quand on sait le combat personnel de Djaïli Amadou Amal pour la dignité et l’éducation scolaire des femmes, surtout dans sa région, on lira aussi son texte comme son personnel cri d’indignation. Alors, qu’il soit entendu par le plus grand nombre, mais d’abord et surtout par les concernées, les femmes de sa société, par les concernés, les hommes de sa société.