Extrait

Chapitre 5, pages 64-65

"Pelouse se penche elle aussi sur l'eau.

Je lui fais lire toute l'amertume que le fleuve s'efforce de recracher. Triste Nyabarongo floué, trahi, blessé dans son orgueil, son innocence, sa générosité! Lui, qui avait toujours porté la vie, charrie depuis l'avril fatidique, la mémoire de l'horreur. Contre son gré. L'eau a été surprise par d'abondantes menstrues violentes qui lui ont arraché ses ovaires. Des guenilles, de gros lambeaux de peau, de grosses viandes d'hommes faisandées, des quartiers de chair tout saignants, se sont chevauchés, heurtés, frottés aux joncs des rivages.

Pelouse sort son appareil photo, réalise quelques prises de vue puis se fige dans une contemplation plutôt profondément mélancolique.

Le driver vient la rejoindre sur les injonctions du musungu aux bajoues d'opulence et l'entraîne vers le véhicule:

"Ne laisse jamais ton regard se perdre sur les rides de l'eau. L'eau c'est la vie quand elle ne charrie pas des carcasses d'hommes, des lambeaux de côtes, des moignons de bras, des trognons de jambes, des lianes d'entrailles entrelacées. Ici, elle est impure. Viens, partons !"

Comme un automate elle sort de la poche une photo qu'elle montre au chauffeur:

"Il faut que je retrouve la sépulture de ma tante. Cette photo jaunie ne me rend qu'un spectre." "