Une chronique littéraire de Bernard Magnier - source: CEC -

Publié en 1961, L'Aventure ambiguë est roman d'inspiration autobiographique, longtemps demeuré l'oeuvre unique du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane. Roman profond et riche d’une réflexion sur la confrontation des cultures africaine et européenne, L'Aventure ambiguë est aujourd’hui un classique, étudié dans tous les lycées, collèges et universités africains, il est aussi l'un des livres de ce continent les plus célèbres dans le monde.

Samba Diallo est un excellent élève de Thierno, un sévère maître d'école coranique qui a très vite repéré chez l'enfant des qualités exceptionnelles, mais le conseil du village, et en particulier la soeur du chef, la Grande Royale, préconise de l’inscrire à l'école européenne afin qu'il apprenne « à vaincre sans avoir raison ». Samba Diallo y sera brillant et il lui sera proposé de poursuivre ses études à Paris.

Dans la capitale française, Samba Diallo découvre une autre vie mais souffre de son isolement et de son déchirement entre ses deux cultures. Il rencontre Lucienne, une militante communiste, et Pierre-Louis, un avocat antillais militant, avec lesquels il débat de la confrontation et du bien-fondé de l'interpénétration des cultures. À la demande de son père, il regagne l'Afrique. A son retour, il rencontre un homme, devenu fou après un séjour en Europe, qui lui propose de prendre la succession du maître Thierno décédé. Mais Samba Diallo a abandonné la pratique religieuse. Le fou poignarde Samba et met fin à l'ambiguïté de son aventure.

A travers la destinée tragique de ce personnage emblématique, Cheikh Hamidou Kane offre la peinture du désarroi intellectuel d’un jeune homme qui n’a pu concilier les apports multiples de sa culture africaine d’origine et d’une culture européenne qu’il découvre, ne parvenant pas  à concilier spiritualité musulmane et matérialisme occidental, tradition africaine et modernisme européen. Cheikh Hamidou Kane a su parfaitement décrire l'impossibilité du choix et le déchirement entre deux univers culturels, deux religions, deux conceptions de la vie et du monde. Un déchirement dont il a su rendre la douleur tragique dans cet aveu du héros : "je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d'une tête froide ce que je peux lui apprendre et ce qu'il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas deux".

Samba Diallo n’est pas un héros ordinaire, il développe une personnalité exceptionnelle, se révèle brillant et souvent « pur esprit » laissant peu de place dans son apprentissage aux émois physiques de l’adolescence pour se consacrer tout entier à son "aventure" intellectuelle. Comme le suggère avec raison son préfacier, Vincent Monteil, le roman suit une subtile orchestration construite sur la trame d’une partie d’échecs, évidente dans l’opposition « Noirs-Blancs » mais aussi dans le choix des personnages qui peuvent être identifiés à une pièce du jeu (Roi, Reine, Cavalier, Fou).  Si la double trace suivie par le héros, dans le temps et l’espace, de l’enfance à l’âge adulte et du village à la ville, est un itinéraire emprunté par bon nombre de personnages, confrontés à une autre culture, tout à la fois séduisante et traumatisante, dans les romans africains écrits par la première génération d’écrivains, L’aventure ambiguë est, sans doute le roman le plus réussi sur ce sujet. Ecrit dans une langue exigeante qui fait appel à de nombreuses références et citations, ce texte, s’il relève incontestablement du genre romanesque, s’apparente aussi à une réflexion philosophique sur un itinéraire spirituel et une quête existentielle.

Plus de trente ans après la parution de L'Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane, longtemps accaparé par des tâches politiques (il a représenté son pays dans divers organismes internationaux avant de devenir ministre du plan et de la coopération) a publié, en 1995, un second roman, Les gardiens du temple (Stock), dans lequel il poursuit sa réflexion sur les déchirements culturels du continent.