Chronique

Chronique de Bernard Magnier - Source CEC -

Né à Oran en 1948, Abdelkader Djemaï a d'abord aiguisé ses mots dans les colonnes des journaux algériens où il a longtemps servi, avant que les drames récents ne le contraignent à venir en France en 1993. Résidant dans la banlieue parisienne, il poursuit depuis lors son travail d'écrivain, enrichissant régulièrement une oeuvre commencée, dès 1986,  par deux
publications en Algérie (Saisons de pierre et Mémoires de nègre). 

Avec Camus à Oran, un essai consacré à la présence de l'auteur de La Peste dans la capitale oranaise, Un été de cendres est le premier titre publié par Abdelkader Djemaï après son arrivée à Paris. Ce court récit décrit l'univers étriqué, mesuré jusqu'à l'absurde, de Sid Ahmed Benbrik, fonctionnaire algérien modèle, employé à la Direction générale des statistiques, qui mène à Alger une sorte d'existence en marge, une vie de l'ombre dans l'apparent confort des habitudes et de la routine, à peine troublé par les événements tragiques qui meurtrissent alentour. Parce qu'il a fait connaître des chiffres qui n'étaient pas dans la ligne préconisée par les autorités, il s'est vu relégué à un emploi subalterne et doit maintenant obéir à ceux qu'il commandait autrefois. Il vit reclus dans un cagibi sur les lieux mêmes de son travail. Il est seul, sa femme est décédée et ils n'ont pas eu d'enfant. Il fume trop, ne boit jamais et, chaque fin de mois, rend visite à Nouria, la prostituée. Toujours rasé de près et obsédé par la propreté de ses chaussures, il vit comme absent du monde qui l'entoure. Pourtant, autour de lui, le drame se noue, les crimes et les attentats se succèdent mais il demeure enfermé dans un monde qui n'appartient qu'à lui. Il trouve un refuge dans l'anecdotique et le quotidien. Ainsi il sera préoccupé par la grève des éboueurs et demeurera fasciné par l'opulente poitrine de sa voisine aperçue à la fenêtre. Il assume l'absurdité d'une situation au sein de laquelle il a choisi d'être étranger, éperdu et fragile, entre une fausse indifférence et une vraie nostalgie pour le bonheur des temps passés.
    
Un été de cendres est le premier volet d'une sorte de trilogie algérienne dans laquelle on peut également inscrire la tragique destinée d'un homme victime des bégaiements de l'histoire et dont on suivra la douloureuse destinée jusqu'à son assassinat sous les yeux de sa femme et de
son fils (Sable rouge), ainsi que le portrait d'un bourreau partagé entre son terrible office, la santé de sa mère et la croissance de sa plante (31 rue de l'aigle). Plus tard, le romancier choisira d'évoquer une Algérie plus heureuse, celles des bonheurs simples de l'enfance (Camping), ou bien encore dressera le tendre portrait de trois vieux émigrés algériens, vieillissant et achevant leur vie de labeur, entre bistrot et foyer, dans un quartier populaire de Paris (Gare du nord).

Les héros d'Abdelkader Djemaï ne sont pas dressés sur leurs certitudes mais ils appartiennent au monde des humbles et des sans-grade, de ceux que la vague de l'Histoire a oubliés sur la grève de la vie. Et s'il y a du conteur chez ce romancier, on est ici davantage du côté de la soirée entre amis que dans les pages des Mille et une nuits. Les portraits sont flûtés.
Le vocabulaire simple, la phrase courte, souvent rythmée sur trois temps, teintée d'humour et bourrée d'émotions contenues. 

Soucieux du quotidien, de la précision et du détail juste, Abdelkader Djemaï se veut aussi un écrivain de la mémoire. Il sait donner vie à un décor, une attitude, évoquer, sans nostalgie encombrante ni rajouts inutiles, tous ces petits riens qui donnent chair au souvenir. Ce qui ne
l'empêche pas, ça et là, de dénoncer, de pointer les faiblesses, d'évoquer les zones d'ombre, de confronter les douleurs. Ainsi, entre le drame d'une actualité immédiate et la nostalgie pour un passé au souvenir tenace, Abdelkader Djemaï poursuit le portrait distancié d'une douleur à vif et prolonge la trace d'un témoignage forgé au cœur de l'humain dans la contrainte de l'exil.