Chronique

Chronique littéraire de Bernard Magnier - Source CEC-

En 2003, la jeune journaliste mauricienne née en 1973 et résidant désormais en France, publiait son premier roman, "Les Rochers de Poudre d’or", Nathacha Appanah-Mouriquand plongeait au cœur de l’histoire complexe de l’île Maurice et, en particulier, dans la douloureuse immigration des coolies indiens venus, à la fin du XIXè siècle, remplacer la main d’œuvre africaine dans les plantations de canne à sucre. Dans ce roman âpre et violent, la romancière dressait un tableau de cette déportation en confrontant victimes et bourreaux sans jamais souscrire à un manichéisme complaisant. Avec son second titre, "Blue Bay Palace", Nathacha Appanah-Mouriquand offre un regard sur l’envers du décor de son île Maurice natale, tout particulièrement sur les hiérarchies sociales et économiques qui régissent les rapports entre les individus et sur les coulisses des établissements touristiques de luxe.

"Blue Bay Palace" (Gallimard), un titre de mer et de soleil, qui pourrait faire rêver tant il fleure bon la carte postale, le sable chaud et l’ambre solaire. Mais la jeune romancière a choisi d’en écrire aussi l’envers et les ratures. Au delà d’une très belle et très juste évocation de l’île Maurice, de sa naissance et de son histoire, Nathacha Appanah-Mouriquand nous plonge au cœur de ses doutes et de ses aspérités, de ses illusions et de ses contradictions, de ses cohabitations conflictuelles, de ses métissages inaboutis, de ses hiérarchies sourdes ou revendiquées.

“Au début, il y a le pays. Un bout de terre à la surface irrégulière, aux contours incertains. Ici la rondeur d’une femme enceinte, là la cambrure d’une jeune fille, plus loin l’aridité d’une vieille. C’est un pays né du crachat brûlant d’un volcan et dont le profil a été dessiné par les tempêtes et le soleil cardinal”... Dès les premières pages de son livre, la romancière sait évoquer les lieux et les gens, les paysages et les couleurs du temps de ce “pays de fin de monde”, de ce “pays in extremis” dans lequel le tourisme de luxe a brutalement fait son entrée, aiguisant les tentations et multipliant les convoitises, pour le bonheur de quelques-uns et la déconvenue de nombreux autres. Au cœur de son intrigue, l’impossible histoire d’amour entre Maya, la petite “malbar” pauvre, et Dave, le riche descendant de brahmane, directeur de l’hôtel où travaillent la jeune fille et son père. Un soir, Maya a rencontré ce prince charmant et la belle histoire a commencé. “Honteuse de la chance qu’elle croyait avoir”, Maya s’est offerte et a imaginé son avenir dans les bras et le cœur de celui dont elle était éperdument amoureuse... Trop belle histoire sans doute car les parents du jeune homme ont prévu une autre destinée à leur fils en décidant de le marier à une riche héritière afin de réunir deux grandes fortunes sucrières. Et c’est par une petite annonce parue dans le journal que Maya apprendra, plus tard, le mariage de Dave, sans que celui-ci n’ait jamais osé la prévenir. Blessée, meurtrie, trahie dans sa chair comme dans son honneur, Maya n’aura de cesse, dès lors, de se venger. S’en suivront des amours adultères avec son ancien amant, des amours d’infortune avec le jardinier de ce dernier, des harcèlements téléphoniques à l’adresse de la jeune épousée et le roman plongera tout droit vers le drame qui y mettra un terme...

“A gauche, les riches qui ont vue sur l’océan. A droite, les pauvres qui n’ont vue sur rien du tout excepté leurs semblables”... A l’instar de cette phrase du roman, Blue Bay Palace distille un regard volontairement dichotomique qui nous entraîne dans les interstices de l’archétype et des interdits. Avec ce roman intimement dérangeant, Nathacha Appanah-Mouriquand a délibérément choisi de porter le poids de l’histoire, d’en dénoncer les aveuglements et de stigmatiser les traditions qui ne peuvent en aucun cas rendre possible les amours d’une “petite malbar de Blue Bay” avec le descendant d’une riche famille indienne. Une occasion aussi de dénoncer l’invasion du tourisme de luxe, son intrusion vulgaire et ses méfaits dans l’équilibre social de l’île, au travers de la destinée d’une passion malheureuse qui demeure, avant tout et surtout, le point focal et révélateur de ce conte d’aujourd’hui.

Aux côtés d’Ananda Devi ("Moi", l’interdite", "Pagli", "La Vie de Joséphin le fou") dont l’œuvre explore les recoins ténébreux de la société indo-mauricienne et tout particulièrement la part douloureuse attribuée aux femmes, Nathacha Appanah-Mouriquand vient prendre place et ainsi poursuivre la belle tradition littéraire de l’Ile Maurice qui, au cœur de l’Océan Indien et dans un monde anglophone très présent au quotidien, parvient à maintenir une création francophone de haute tenue. Les aînés, de Malcolm de Chazal à Loys Masson, d’Édouard Maunick à Marie-Thérèse Humbert, plus récemment, de Carl de Souza à Barlen Pyamootoo en ont apporté, depuis des décennies et avec talent une preuve manifeste.